Revue

Dossier

L'innovation doit fabriquer du lien social

Le 14 mai 2018

Michel Hervé, ancien maire de Parthenay, pionnier du numérique citoyen, et Jacques-François Marchandise, délégué général de la Fondation Internet nouvelle génération (Fing), réagissent, en toute liberté et chacun avec son expérience respective, au thème du dossier « Déconstruire l’innovation publique ». Dans cet entretien croisé, ils se rejoignent sur plusieurs points : la nécessité de revenir à un modèle de coopération, de favoriser la transformation organisationnelle, et le fait que la véritable innovation est celle qui fabrique du lien social.

Miche Hervé

Michel Hervé

Michel Hervé a marqué l’histoire d’Internet en France comme pionnier du numérique citoyen. Maire de Parthenay pendant 22 ans (1979-2001), il a expérimenté à l’échelle de sa ville l’internet pour tous, en offrant l’accès numérique à tous les habitants. C’est aussi un chef d’entreprise reconnu, aujourd’hui président d’un groupe de 2 800 collaborateurs, qu’il a fondé et qui porte son nom, spécialisé dans l’énergie, l’industrie et le numérique. Il prône « le management concertatif » inspiré de l’organisation des Iroquois, et a le projet de créer le premier Centre de formation sur le management concertatif, au pied de la Tour Eiffel. Il a publié plusieurs ouvrages1 pour diffuser ses idées.

1 Hervé M., Une nouvelle ère ; sortir de la culture du chef, Éd. François Bourin, 232 p. ; Hervé M. et Brière T., Le pouvoir au-delà du pouvoir ; l’exigence de démocratie dans toute organisation, Éd. François Bourin, 512 p. ; Hervé M., d’Iribarne A. et Bourguinat É., De la pyramide aux réseaux, récits d’une expérience de démocratie participative, Éd. Autrement, 310 p.

Quel regard portez-vous sur l’évolution de l’innovation ces trente dernières années ?

M. Hervé – « En avant-propos, je pense qu’il est nécessaire de resituer les choses sur un temps long. À l’ère du paléolithique, les hommes sont dans l’immédiateté, il n’y a pas de notion de d’espace-temps, la civilisation vit au jour le jour. Avec le néolithique, et les débuts de l’agriculture, de l’élevage et de la sédentarisation, il y a 10 000 ans, émerge la conscience de l’espace et se développe le système de coopération entre les hommes. Ils mettent en commun les outils, les machines… Durant 5 000 ans, les hommes vivent en harmonie les uns avec les autres, et sont dans le mode de la coopération. Arrive ensuite il y a 5000 ans l’écriture et avec elle la conscience du temps et la possibilité de sortir de l’espace fini comme le fit le premier l’empire d’Akkad en pays Sumer et ce jusqu’à la fin de la guerre froide en 1989, 5000 ans de compétition et d’individualisme car l’autre est loin. Aujourd’hui, dans le monde Internet crée en 1989 au CERN à Genève, l’espace redevient fini et l’idée du temps demeure et nous entrons dans l’espace-temps cher à Einstein. Nous sommes connectés les uns aux autres en permanence, et en même temps, nous devons nous ressentir près les uns des autres. Nous avons besoin de revenir à cette coopération qui a marqué l’époque néolithique : pour faire force dans l’espace, il faut de la coopération ; pour faire force  dans le temps, on a besoin de la singularité. Il me semble important de rappeler ces éléments, avant de vous livrer mon regard sur l’innovation.

Je pense que l’innovation est possible quand les individus sont libres, autonomes et peuvent développer leur singularité. Dans une organisation de la taille d’une start-up, le travail d’intelligence collective semble plus naturel que dans les grandes organisations. Chacun est autonome, mais en même temps, chacun peut être coopératif et développer de la fraternité pour faire force. Dans les grandes organisations, il faut des managers catalyseurs, capables de favoriser l’autonomie, la coopération entre les individus. Ce que je me suis attaché à faire, dans mon entreprise de 2 800 collaborateurs. Les collaborateurs doivent se comporter en véritables entrepreneurs à l’intérieur du groupe. Concrètement, au sein du Groupe Hervé, nous n’avons qu’un seul objectif : faire de chaque collaborateur un intra-entrepreneur. C’est ainsi que l’entreprise est structurée de manière fractale, l’unité de base étant une équipe autonome d’une quinzaine de personnes. C’est le management concertatif au service de l’innovation.

L’économie de l’innovation se nourrit de cette singularité, de cette différence, de cette autonomie des individus. Autre point important, c’est la bienveillance : la réussite de BlaBlaCar, par exemple, devenu en quelques années la plus large communauté de covoiturage longue distance au monde, repose sur le partage, la fraternité et la bienveillance (« PFB »). L’innovation, dans nos sociétés humaines, ne peut réussir que s’il y a coopération entre les hommes, comme à l’ère du néolithique. Internet favorise clairement cette coopération, et donc l’innovation et l’intelligence collective. La seule condition est de préserver la singularité des hommes, des individus.

Aujourd’hui, ce qui favorise l’innovation, c’est aussi le fait que la stratégie puisse venir du terrain, d’en bas. Le modèle de la start-up réussit car la stratégie vient d’en bas. Aujourd’hui, ce que je constate, c’est que la France est l’un des pays où il y a le moins de coopération. Et cela est encore vrai aussi pour l’État français, trop centralisateur. Or, l’époque n’a jamais été aussi propice à la coopération.

L’innovation ne doit pas être trop disruptive, il faut avancer de manière progressive, sans à-coups. La transformation ne doit pas être trop rapide. C’est aussi ce que je retiens de mon expérience comme maire de Parthenay, pendant 22 ans, lorsque j’ai mis en place la ville numérique et l’Internet citoyen. » - Michel Hervé

Jacques-François Marchandise

Jacques-François Marchandise

Délégué général de la Fing (Fondation internet nouvelle génération), qu’il a cofondée en 2000 et qui questionne les potentiels et les enjeux de la société numérique. Il a une expérience de 35 ans dans les domaines numériques et de 20 ans dans les stratégies publiques nationales et territoriales. Prospectiviste, ses principaux travaux portent sur les transformations numériques de la société : mutations des territoires et des villes, transformations de l’action publique et de la démocratie, travail et emploi, éducation, inclusion. Co-titulaire de la chaire de recherche du Collège des Bernardins, L’Humain au défi du numérique (2015-2017), chercheur associé au CREAD (Rennes) et à l’Institut Mines Telecom, enseignant à l’ENSCI, il coordonne actuellement le projet de recherche ANR Capacity (2015-2018), portant sur les réalités du pouvoir d’agir à l’ère numérique.

J.-F. Marchandise – « Dans les premiers temps du web public, très souvent, l’innovation est venue des initiatives personnelles : certains sites publics (du Trésor !) étaient hébergés sur des « pages perso » d’Orange, certains services publics innovants comme les premières démarches du permis de construire dans le Calvados ou le suivi des bourses au CROUS de Lille devaient beaucoup à l’énergie d’« innovateurs publics itinérants » avec des agents publics qui innovent et adoptent, comme l’a rappelé Michel Hervé, ce modèle de la coopération. Pendant très longtemps, l’État a acheté de l’innovation sur des étagères ! Or, l’innovation ne se résume pas à des produits, elle est le fruit de transformations organisationnelles.

En écho à ce que vient de dire Michel Hervé, l’innovation peut émerger, éclore et se développer en partant du bas de la pyramide, en dehors du management vertical, encore faut-il qu’il l’autorise. Votre passionnant dossier « Déconstruire l’innovation » parle assez peu du modèle de la coopération, si ce n’est Henri Verdier, qui utilise ce terme à plusieurs reprises. Aujourd’hui, tout le monde s’accorde à dire que l’administration française, héritage du passé, est trop lourde, fonctionne encore trop en silo. Le sens de l’histoire, et le numérique pousse dans ce sens, c’est que l’administration du futur devra favoriser cette coopération, pour innover et se transformer.

Quand le ministère des finances a posé, dans les années 2000, les jalons du compte fiscal partagé avec le programme « Copernic »2, il a utilisé le numérique pour contourner les difficultés de coopération entre grandes directions. La même chose se produit parfois aujourd’hui avec l’open data. »

Que pensez-vous de l’expérimentation Carte blanche ? Est-ce vraiment inédit quand on replace cette démarche sur un temps plus long ?

J.-F. Marchandise – « Ce n’est pas la toute première démarche innovante, il y a toujours eu des initiatives locales et le Lot est déjà un terreau de qualité. Ce qui est nouveau, c’est que l’État fasse un pari sur une expérimentation locale, c’est une des rares fois qu’il assume le fait de faire un laboratoire local, avec l’objectif de modéliser cette expérimentation. Quand il avait mis en place la plateforme e-Bourgogne avec les collectivités territoriales en 20033, il n’est pas allé jusqu’à en faire un modèle interterritorial. Deuxième nouveauté : c’est la Carte blanche donnée aux agents publics. Pour la première fois, l’administration numérique ne se fait pas contre les agents, mais avec eux. Jusqu’à présent, le numérique était plutôt pensé et perçu comme la technologie qui viendrait remplacer l’homme dans l’administration. En règle générale, quand on utilise le numérique pour faire de la désintermédiation, ça fait du mauvais numérique… Si on revient sur l’histoire récente de l’innovation dans l’administration, l’un des vrais succès de l’État, c’est Etalab4, une micro-organisation au cœur de l’État, moins de 10 personnes, en mode agile et coopératif. C’est l’illustration du modèle fractal, des unités et des équipes en autonomie, d’une quinzaine de personnes maximum, que Michel Hervé a mis en œuvre dans son entreprise. À la Fing, nous croyons beaucoup à ce modèle. Nous avons mis en place un programme de prospective sur le « think small ». Il est devenu de plus en plus difficile de s’attaquer au grand système par le haut, de penser les transformations en dehors de la dimension agile. Nous avons du mal à avoir prise sur des choses trop grandes. D’ailleurs, le modèle start-up incarne cette agilité du petit. Aujourd’hui, on constate que les très grandes organisations se sentent inadaptées au monde actuel, et se tournent vers les petits. »

M. Hervé – « C’est une tentative louable. Cette démarche, je l’avais déjà initiée à Parthenay dans les années quatre-vingt-dix, en expérimentant de nouveaux services Internet entièrement gratuits. À l’époque, ce fut l’une des premières villes numérisées et citoyennes. Nous étions alors dans l’expérimentation permanente. Ce que je retiens de cette expérience, c’est qu’il ne faut pas aller trop vite dans l’innovation, les habitudes sont tenaces, il faut faire les choses progressivement. Or, là, si je comprends bien, les équipes de Carte blanche ont 1 an pour expérimenter et proposer de nouveaux services. »

Selon vous, le modèle de la start-up est-il la meilleure approche pour innover, transformer et moderniser l’administration française ?

J.-F. Marchandise – « L’innovation en mode start-up est passionnante. Les méthodes d’innovation apportées par les start-up ont clairement le vent en poupe. Elles jouent un rôle central dans la dynamique d’innovation actuelle.

Cependant, il ne faut pas oublier que la vocation première d’une start-up, c’est de « disrupter » les marchés, de renverser la table, de tuer les grands acteurs qui étaient là avant… Beaucoup de projets dits disruptifs, portés par ces start-up, sont des projets prédateurs. Les start-up intègrent une forte part de risque, la plupart ont vocation à mourir par la suite. Ce n’est pas le même modèle que celui de la coopération. »

M. Hervé – « Je rejoins Jacques-François sur ce point. La start-up ne cherche pas à coopérer, elle se développe plus facilement dans un monde sans règles, sans contraintes tandis que le modèle de la coopération, tel que je le pratique depuis 40 ans dans mon entreprise, a besoin de règles. Je pense que le système public peut retrouver une force considérable avec le modèle de coopération. L’État gagnerait à favoriser les coopérations entre administrations, là où il n’y en a pas. »

Quelles sont les autres formes d’innovation ?

M. Hervé – « L’innovation peut tout simplement partir des individus. Je crois beaucoup à l’intelligence émotionnelle, capable de déceler des signaux faibles, et de faire naître des transformations. Un exemple, tiré de mon expérience de maire de Parthenay, sur le travail des éboueurs de la ville. Au lieu de faire le ramassage des ordures en 8 heures, ils avaient tendance à aller plus vite, et à réduire ce temps de parcours en 6 heures. Or, nous avions constaté une augmentation des blessures en raison de cette cadence. Après les avoir rencontrés et écoutés, et pour diminuer le taux de blessure, nous avons proposé aux éboueurs d’aider les habitants à mieux trier leur déchet, en leur proposant d’aller au contact de la population, à créer du lien social. Cette solution partagée a permis de rétablir une journée de travail normal, de réduire les blessures et d’enrichir le quotidien de ces éboueurs. La vraie innovation est dans la relation humaine ! »

J.-F. Marchandise – « L’innovation dans l’administration peut effectivement être portée directement par les hommes et les femmes qui la composent. Derrière les fonctions, il y a toujours des personnes. L’investissement d’avenir, c’est clairement l’humain. Les agents publics et les managers dans l’administration peuvent être des sources d’innovation si on les écoute. L’administration devrait davantage miser et investir sur ses cadres et ses agents, qui sont riches par leur diversité, leur parcours, leurs compétences. »

1 . Hervé M., Une nouvelle ère ; sortir de la culture du chef, Éd. François Bourin, 232 p. ; Hervé M. et Brière T., Le pouvoir au-delà du pouvoir ; l’exigence de démocratie dans toute organisation, Éd. François Bourin, 512 p. ; Hervé M., d’Iribarne A. et Bourguinat É., De la pyramide aux réseaux, récits d’une expérience de démocratie participative, Éd. Autrement, 310 p.

2. La création du « compte fiscal simplifié » ou « compte fiscal du contribuable » était l’une des principales innovations du programme « Copernic ». Le compte fiscal simplifié n’était pas défini par ses spécifications techniques, mais caractérisé par les résultats attendus de sa réalisation. Avec un nouveau système d’information, il s’agissait de permettre aux contribuables de réaliser, même à distance, les opérations courantes :
- visualiser l’ensemble de leur situation fiscale ;
- télédéclarer ou télépayer leurs impôts ;
- introduire leurs requêtes de toute nature et suivre l’avancement de leurs dossiers ;
- bénéficier, grâce à la puissance des nouveaux médias, de services à distance sécurisés, disponibles 24/24 et 7/7, et adaptés à leurs besoins. Source : Angels B., « Programme “Copernic“ : la révolution informatique de l’administration fiscale n’est pas achevée », rapport d’information, 2009-2010, no 70, fait au nom de la commission des finances, déposé le 28 octobre 2009, au Sénat.

3. En 2003, l’État avait adopté un plan stratégique de l’administration électronique et avait confié à la région Bourgogne la conduite de l’expérimentation d’une plate-forme électronique de services dématérialisés dont l’objectif final était de fournir aux citoyens, aux entreprises et à l’ensemble des organismes privés ou publics la capacité d’accéder, notamment par l’Internet, à des procédures administratives simplifiées.

4. Etalab est une mission créée en 2011 chargée de la politique d’ouverture et de partage des données publiques du gouvernement français, pour tendre vers un gouvernement ouvert. Etalab développe et maintient le portail des données ouvertes du gouvernement français data.gouv.fr. Depuis septembre 2015, la mission Etalab est rattachée à la Direction interministérielle du numérique
et du système d’information et de communication de l’État (DINSIC).

×

A lire aussi