Imaginer les métiers publics de demain via la fiction

Photo de Bankim Desai sur Unsplash
©Photo de Bankim Desai sur Unsplash
Le 9 janvier 2024

Assistant·e social·e 2.0, binôme de proximité, chargé·e de mission Numérique et chaleur humaine, visiteur·se inclusif·ve personnalisé·e auprès de personnes âgées isolées, etc. Diffusées sur les réseaux sociaux, ces quatre offres d’emploi fictives ont permis d’explorer à quoi ressembleront les métiers de demain dans les services publics. Retour sur cette expérimentation atypique, à l’intersection du design fiction, du jeu de rôle et de l’improvisation théâtrale.

Dans une époque en constante transformation et incertitudes croissantes, Les enjeux des services publics sont nombreux et ne cessent de se multiplier. A titre d’exemple, il s’agit non seulement de combattre la perte d’attractivité et les difficultés de recrutement dans de nombreux secteurs, ou de répondre à une quête de sens toujours plus présente, mais également de s'adapter aux avancées technologiques fulgurantes, telles que l'intelligence artificielle et l'automatisation. Ajoutez à cela des défis globaux comme le dépassement des limites planétaires et l’affaissement des planchers sociaux, et des crises multidimensionnelles permanentes – et le rôle primordial des pouvoirs publics demeure évident. Quels que soient les futurs qui s’annoncent, les pouvoirs publics auront un rôle pivot à jouer dans le maintien du tissu social et dans les réponses à apporter aux attentes des citoyens.

Dans ce paysage complexe, comment pouvons-nous encourager les agents et usagers du service public à imaginer, anticiper voire à s'adapter aux réalités de demain ? La clé pourrait se trouver dans une spécificité culturelle toute occidentale.

L'anthropologue Clair Michalon, dans son ouvrage Le conteur et le comptable, met en lumière l’un des traits caractéristiques de nos sociétés occidentales. Extrait : “A la question “qui-es-tu?”, la réponse implicitement exigée doit présenter la fonction: “je suis cadre de la fonction publique, consultant, professeur, employé … Ce qui nous fait exister, c’est le fait de faire quelque chose”. D’ailleurs, l’une des premières questions que nous posons à un inconnu n’est-telle pas “que faites-vous dans la vie ?” comme si notre identité pouvait se résumer à notre métier. Clair Michalon le démontre plus en détail dans son ouvrage.

Dans nos sociétés, notre fonction, autrement dit, notre métier est intimement lié à la représentation que nous nous faisons de notre identité, au risque parfois de s’y perdre. Nos lettres de motivation, nos CV, nos parcours professionnels expliqués en entretien d’embauche, sont autant d’éléments qui nous permettent de raconter notre histoire et de participer à notre construction identitaire.

Alors, pourquoi ne pas exploiter cette caractéristique culturelle pour mieux appréhender les futurs enjeux du service public et s’y préparer ? C'est précisément l'ambition de notre expérimentation. Celle-ci a consisté à publier quatre offres d'emploi futuristes fictives, attirant des candidats réels souhaitant postuler et passer des entretiens, tout en étant conscients de la nature fictive du dispositif. Le projet, à l'intersection du design fiction, du jeu de rôle et de l'improvisation théâtrale, visait deux intentions. 

La première était de mesurer l’intérêt de ce type de dispositif pour l’engagement d’usagers dans des projets de prospective autour du service public. Serait-il possible de captiver suffisamment la curiosité des gens pour qu'ils postulent à de tels postes fictifs ? ​​ Derrière cette question, se cachait également un désir de comprendre les motivations profondes poussant des individus à se prêter au jeu.  

La seconde intention était de comprendre si ce format de prospective créative et participative pouvait faciliter la projection des individus dans des futures évolutions possibles des services publics, et par là même fournir des pistes de réflexion innovantes pour les futurs métiers du service public. Nous souhaitions évaluer si de telles interactions, bien qu'ancrées dans la fiction, pourraient déboucher sur des dialogues riches et productifs pour fournir des pistes d’évolution des  métiers du service public.

Quatre offres d’emploi fictives pour des vraies lettres de moti-imagination et de vrais entretiens

L'expérimentation a débuté avec la publication d’offres d'emploi fictives du secteur public dans la lettre "Effets inattendus". Conçues pour sembler authentiques, ces offres mêlaient détails concrets et éléments fictionnels, instillant un sentiment d'incertitude quant à leur véritable nature. Les postes proposés représentaient quatre métiers futuristes. En créant ces offres, notre objectif était d'évoquer des réalités futures plausibles tout en y insérant des détails intrigants, rendant les offres suffisamment tangibles pour éveiller la curiosité des candidats. Voici le résumé des quatre offres :

●    Assistante sociale 2.0, avec des mesures visant à éviter l’usure professionnelle, notamment une durée d’exercice limitée à dix ans et un accompagnement pour la suite de carrière,

●    Binôme de proximité, chargé de l’entretien des espaces verts, de la préservation de l’environnement et de la médiation sociale dans un quartier ; candidatures en binômes uniquement,

●    Chargé de mission Numérique et chaleur humaine, sur les relations humaines en contexte numérique et les interactions humain-machine,

●    Visiteur inclusif personnalisé auprès de personnes âgées isolées, avec l’assistance d’une appli ad hoc.

Les offres ont par la suite été publiées sur quelques réseaux sociaux et sites internet (comme ceux de futurs proches ou de la 27è Région) afin de leur donner de la visibilité et de répondre à notre première interrogation:  recevrons-nous des candidatures ? 

À notre grand soulagement, nos offres fictives ont suscité l'intérêt de vrais candidats. Les réponses que nous avons reçues étaient riches en réflexion et en humour, témoignant d'un engagement sincère des participants dans nos univers imaginaires.

Sur les neuf lettres reçues de sept candidats (une candidate ayant écrit trois lettres !), deux ont initialement cru à de véritables offres, malgré nos indications. Projection insuffisante des offres dans l’avenir, lecture trop rapide des candidats ou au contraire positionnement à un juste niveau d’ambiguïté entre réalité et fiction, difficile de trancher. 

Autre point : les postes ont fait preuve d’une attractivité variable : cinq candidatures pour le rôle de chargé de mission "Numérique et chaleur humaine", deux pour "assistante sociale 2.0" et "visiteur inclusif personnalisé". Pour finir, personne n’a postulé pour devenir “binôme de proximité”. Nos candidats étaient six femmes et deux hommes ayant globalement trente ans, avec des profils divers, allant des UX designers à une experte en mind mapping, en passant par une ingénieure pédagogique et un passionné du numérique autodidacte. La plupart travaillaient déjà pour le service public ou y étaient étroitement liés.

Des lettres de moti-imagination débordantes de créativité de la part des usagers

Les candidatures reçues se sont distinguées par leur inventivité et leur perspicacité (elles sont disponibles à ce lien). Un candidat a notamment insisté sur sa totale absence de diplômes mais aussi sur son expérience de médiation entre les outils numériques et ses parents. Une autre candidature, particulièrement touchante, émanait d'une jeune enfant proposant son grand-père pour le poste de "visiteur inclusif personnalisé", et proposant de le mettre en binôme avec sa cousine. Dans un registre différent, il y eut une lettre provenant d'une Intelligence artificielle postulant au nom de sa propriétaire-candidate. En outre, une postulante s'est démarquée par l'envoi de trois lettres distinctes, chacune explorant une perspective différente de sa candidature pour le même poste. Au-delà de la variété des approches, de leur sérieux ou de leur humour, chaque lettre avait pour point commun une argumentation soignée en faveur de sa candidature pour le poste.  

Voici quelques extraits :

  • Je suis avant tout à l’aise avec les conflits faisant intervenir méconnaissance des moyens numériques et mauvaise foi.     
  • Avec Laurie, l’équipe des Ressources Humaines et d’autres collaborateurs,       nous avons préparé de nombreuses choses pour que tout le monde soit à l’aise. Nous avons appelé ça les « numé-rituels », ensemble de bonnes pratiques et un cadre d’usage clair visant à fluidifier les relations. [c’est l’IA qui parle]
  • Ayant moi-même un fonctionnement interne régulièrement épinglé par mes collègues comme trop binaire pour être humain, l’algorithmie est ma langue naturelle et j’ai à cœur de la traduire à autrui pour que plus jamais un « Allô, Allô, Monsieur l’ordinateur ? » d’une de mes consœurs ne reste sans réponse.      
  • Papa m’a bien expliqué qu’aujourd’hui, la plupart du temps, lorsqu’un emploi est ouvert, une personne qui souhaite candidater doit trouver au moins trois personnes qui soutiennent sa candidature et expliquer en quoi elles sont faites pour le poste. Alors je me suis dit que je pouvais faire ça : trouver au moins deux autres personnes qui pensent que papy devrait avoir ce boulot.

Fort de ce succès initial, l'étape suivante a été la convocation à un entretien. Ici, nous avons touché à l'une des dimensions les plus fascinantes du projet. Comment aborder un entretien pour un poste qui n'existe pas encore, sinon dans l'imaginaire ? Comment préparer des questions pour un candidat qui postule à un poste fictif ? Cette étape était aussi un défi pour les candidats, les amenant à réfléchir à leurs motivations, compétences et aspirations dans un contexte inédit.

Sur les cinq entretiens organisés, quatre concernaient le poste de "chargé de mission Numérique et chaleur humaine" et un le rôle de "visiteur inclusif personnalisé". Lors de ces échanges, nous incarnions le responsable RH et le superviseur direct du poste. Chaque entretien se déroulant en trois étapes. La première visait à accueillir le candidat, le mettre en confiance et partager les intentions du projet. La deuxième étape était l’entretien en lui-même pour lequel nous avions préparé une liste de questions à partir de l’offre et de la lettre du candidat. La troisième étape était un debrief à chaud et un échange sur les raisons qui avaient poussé le candidat à postuler tout en sachant que le dispositif était fictif. 

Pour chaque entretien, nous avions préparé des éléments de contexte plus précis pour étoffer le décor de chaque offre et permettre aux candidats de mieux entrer dans le scénario. Par exemple, nous avons décrit une municipalité faisant face à une dégradation du service qu’elle rend, par manque de personnel, avec de nombreux départs non compensés faute d’attractivité des postes. Pour améliorer la situation, la municipalité adopte un nouveau projet d’administration, intitulé « Pour une Ville agile et performante », avec deux axes majeurs : amélioration du fonctionnement collectif et adoption accélérée de l’IA dans le travail administratif.

À notre surprise, les candidats se sont aisément projetés dans leurs rôles fictifs, répondant de manière pertinente à nos interrogations et tenant leur rôle pour répondre aux traditionnelles questions d’entretien d’embauche. Au fil des entretiens, le décor est devenu de plus en plus riche et a permis des improvisations conjointes avec les candidats, rendant chaque entretien de plus en plus vivant et stimulant. 

C'est à ce moment précis que notre projet a révélé tout son potentiel. Les candidats se sont non seulement projetés dans leurs rôles respectifs, mais grâce à l’improvisation ont également partagé des perspectives novatrices et des idées audacieuses sur ce que pourrait être le futur du service public. 

Par exemple, alors que la présentation introductive ne mentionnait rien de ce genre, lors d’un entretien, nous avons évoqué le cas d’un conflit entre deux IA, l’une étant débranchée par l’autre plus performante, avec des conséquences sur la qualité du service rendu au public. Nous avons aussi évoqué la question de l’humour entre humain et IA, avec une mise en garde très pertinente contre l’humour absurde : les IA en raffolent et en abusent.

L'expérience que nous avons menée s'est avérée riche en enseignements et en surprises. 

Les nombreuses contributions reçues, débordantes d'originalité, de pertinence et d'humour, ont notamment illuminé la phase des lettres de "moti-imagination". Cela ouvre une piste intéressante pour la réflexion dans le domaine des ressources humaines, suggérant peut-être une approche plus ouverte et humoristique. Quant aux entretiens, il s'est avéré étonnamment aisé de discuter de postes inexistants, en particulier lorsque le contexte est bien défini, en incorporant des visions futures ou en précisant l'année fictive de l'échange. Plus nos entretiens progressaient, plus ils devenaient créatifs et constructifs, soulignant le potentiel de l'improvisation théâtrale dans le domaine de la prospective. Au fil des sessions, le décor s'étoffait, l'intrigue se complexifiait, et les candidats réagissaient avec une adaptabilité étonnante, aboutissant à des scénarios que nous n'aurions jamais envisagés individuellement.

Nos deux hypothèses ont été confirmées. Effectivement, ce dispositif atypique encourage l’engagement des usagers dans une réflexion prospective sur les métiers du service public. De plus, ce format génère des idées et des perspectives prometteuses qui, si elles étaient déployées à une échelle plus vaste et correctement documentées, pourraient s'avérer très bénéfiques notamment pour les services RH de la fonction publique.

Pour aller plus loin

L'expérimentation que nous avons conduite ouvre de passionnantes perspectives pour imaginer le futur des métiers du secteur public. 

Imaginons d'abord un canevas méthodologique qui systématiserait la création d'offres d'emploi fictives lors d'ateliers d'innovation. Cela permettrait de diffuser l’approche à une plus large échelle, notamment dans les labs d’innovation publique et de multiplier ces offres d’emploi fictives. Ces ateliers, en rassemblant des agents du service public, des experts en RH et des usagers, permettraient de former un réservoir de métiers prospectifs, des visions tantôt réalistes, tantôt audacieuses, interrogeant le futur du service public. Les agents, par exemple, pourraient tout aussi bien réinventer leur propre métier que se projeter dans de tout nouveaux domaines.

Imaginez si les services comptables de la fonction publique définissaient demain le rôle d’un comptable public carbone, cela pourrait non seulement anticiper les mutations futures de la profession, mais aussi amorcer des transformations actuelles. Et si ces mêmes acteurs, forts de leur projection, étaient suffisamment inspirés pour postuler à ce poste qu'ils ont imaginé, cela témoignerait de leur engagement envers un futur souhaité et de la puissance d'une prospective bien menée.

Cette multitude d’offres d'emploi fictives pourraient par la suite être diffusées sur un vrai/faux site web spécialement dédié aux métiers de demain. Cette plateforme interactive, plus qu'un simple site d'annonces, serait une fenêtre sur le futur, invitant les usagers à explorer ces métiers et des nouveaux horizons professionnels à la fois familiers et surprenants, à postuler à ceux qui piquent leur curiosité, et entrer dans un processus fictif et immersif de recrutement avec une équipe professionnelle de recruteurs, designers, de prospectivistes et d’improvisateurs. Une immersion renforcée, pourquoi pas, par des scénarios plus construits sur le contexte des offres, des mises en scène sonores ou visuelles, ou par la présentation de  “provotypes”. Sur le fond, il faudrait approfondir les thèmes à aborder et être plus vigilant quant à leur traitement, pour éviter le hors sujet : l’improvisation peut mener sur des chemins de traverse. Il faut trouver le bon équilibre entre la liberté, condition de la créativité, et le traitement du thème. Une nouvelle discipline se créerait: l’impro-spective.  

Enfin, ce riche vivier d'interactions, de postulations et de métiers imaginaires pourrait devenir la matière première d'une étude sociologique approfondie sur les représentations du futur du service public. Cette exploration des représentations futures du service public permettrait d'éclairer les tendances en germe, de préfigurer les besoins de demain et de s'assurer que ces visions répondent bien aux aspirations de notre société. Les résultats pourraient être utilisés pour informer les décideurs publics sur les orientations futures possibles pour les services publics, aider à la formation et au développement professionnel des agents du service public, inspirer de nouvelles expérimentations ou innovations dans le secteur public, ou encore contribuer à des débats publics sur l'avenir des services publics et les attentes des citoyens.

Imaginer le futur par la fiction pour mieux le construire

Notre expérimentation, loin d'être une simple projection ludique, montre à quel point il est essentiel de s'engager dans des démarches prospectives créatives et participatives pour anticiper, préparer et, surtout, co-construire l'avenir en associant activement les usagers et les agents du service public. 

Alors que nous nous aventurons dans des terrains encore inexplorés, une chose est certaine : le futur du service public doit être une création collective, et chaque individu, par son imagination et son engagement, a un rôle à jouer dans cette grande aventure. Il est temps de prendre ces projections, ces aspirations et ces défis au sérieux, car c'est en imaginant le futur que nous serons en mesure de le façonner de la manière la plus éclairée et la plus inclusive possible.

Ce travail de conception et d'analyse n'aurait pas été possible sans la curiosité et la créativité des candidats. Nous remercions chaleureusement tous ceux qui ont participé et partagé leur vision de l'avenir avec nous.

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