Innovation publique ou cauchemar en cuisine ?

Le 23 novembre 2018

« Hackathon », « laboratoire d’innovation » et « administration libérée » sont aujourd’hui les plats les plus en vogue dans les cuisines de l’innovation publique. À l’occasion de la Semaine de l’innovation publique 2018, la 27e Région et ses partenaires (Oyena Consulting, Vraiment Vraiment, Fonction publique du 21eme siècle -FP21) animaient jeudi 22 novembre, aux Halles Civiques à Paris, un atelier des chefs plutôt original intitulé « Innovation publique ou cauchemar en cuisine ? ». Objectif : passer sur le gril les recettes toutes faites et permettre aux quarante marmitons innovateurs présents de faire leur propre tambouille. Retour sur ce moment de convivialité, en trois temps.

Première séquence : les experts

Pour lancer cet atelier pas comme les autres, les innovateurs en chef, une toque étoilée sur la tête, ont passé sur le gril les trois plats, à base de recettes toutes faîtes, servis en ce moment dans les cuisines de l’innovation publique. Un exercice de déconstruction jubilatoire, orchestré avec talent par Nadège Guiraud (la 27ème Région), Marine Parent (Oyena Consulting) et Émilie Agnoux (FP21), tandis que Yoan Olivier (Vraiment Vraiment), Stéphane Vincent (la 27ème Région) et Giulia Reboa (FP21) préparaient les ingrédients en cuisine.

Le laboratoire d’innovation, un outil de communication sous tension ?

« Le laboratoire d’innovation, il en fleurit à tous les coins de rue. Même la Direction interministérielle à la transformation publique (DITP) a lancé son MOOC. Une centaine de gouvernements dans le monde (Mexique, Royaume-Uni, Chili…) ont leur labo, mais de quoi parle-t-on ? », s’interroge Nadège Guiraud de la 27e Région, avant de donner sa définition :

« Pour la DITP, c’est un laboratoire, une équipe, un lieu, des compétences, des partenaires, une bonne connaissance des usagers. À la 27e Région, les briques indispensables sont : un esprit hacker, une culture de projet horizontal, bousculer les hiérarchies, une démarche expérimentale, partir des pratiques et des usages sur le terrain. Il n’y a pas de recette unique ! »

Son constat : la plupart des laboratoires d’innovation sont devenus des coquilles vides, des espaces flambants neufs et servent souvent de simples outils de communication sans audace et prise de risque, avec une équipe de consultants servant de vitrines pour les méthodes de créativité ; des laboratoires qui fonctionnent sans ressources propres, certains fermant leurs portes après trois ans d’existence (comme celui d’Helsinki par exemple). Autre problématique : les laboratoires fonctionnent souvent sous tension, avec des contraintes institutionnelles, la question du soutien politique (trop fragile) ou encore celle du financement (« faut-il un sponsor fidèle ou diversifier les financements ? »). Une réponse possible : la capacité de renouvellement pour sortir les laboratoires d’innovation de leur torpeur, à l’image du MindLab au Danemak qui cesse son activité fin 2018, mais qui en 18 ans, a connu 4 ou 5 vies différentes.

Administration libérée ou délibérée ?

« L’administration libérée, c’est quoi ? Une nouvelle salle de créativité, des babyfoots, des sièges ou des poufs de toutes les couleurs avec du mobilier design recyclé… », s’agace Marine Parent, fondatrice de l’Agence Oyena Consulting, avant de préciser les fondamentaux :

L’administration libérée, c’est une recherche poussée de l’autonomie des collaborateurs. Pas de chef, pas d’horaires, pas d’ordres à suivre. Une implication de tous dans la stratégie avec mandat de gouvernance tournante ; la possibilité d’être considéré comme un adulte dans sa vie privée et professionnelle ; la possibilité de proposer des projets, de les mettre en œuvre ; La possibilité de se tromper, la possibilité d’avoir une organisation du travail différente (des entreprises qui laissent la liberté de choisir ses dates de congés, des organisations qui remboursent tous les livres achetés par les salariés, d’autres qui proposent de choisir son salaire…), explique Marine Parent

Citant HARLEY-DAVIDSON ou encore GORE-TEX (une innovation qui a vu le jour grâce à un collaborateur auto-organisé) comme organisations privées libérées, la consultante en chef a ensuite longuement présentée une organisation publique libérée : le ministère des Affaires sociales en Belgique, devenue en 10 ans l’organisation la plus attractive du pays, avec 80% de satisfaction des collaborateurs, pas de congés maladie, un cercle vertueux, un service public de meilleure qualité, une marque employeur public ou encore des pratiques libérées. Le secret de cette réussite ? « Le fondateur a libéré son service dans le dos de ses chefs ! Au bout de 5 ans, il a expliqué sa démarche ». Ce qu’il faut en retenir ? « Nous ne sommes pas obligés d’attendre que la libération vienne du COMEX, il est possible de le faire à son niveau. On peut remettre en cause les pratiques, sans remettre en cause l’organisation ». Avant de conclure : « Si on attend le grand soir de l’administration libérée, on sera encore là dans cinquante ans. Il faut parler plutôt de pratique libérée que d’administration libérée. ». Pas de recettes toutes faîtes, mais un état d’esprit et des attitudes à avoir pour libérer les pratiques. « En tant que manager, il faut sans cesse interroger le sens de son action : en quoi mon activité contribue-t-elle au service public ? Faire vivre au quotidien une culture de la bienveillance et de la confiance, écouter les avis de tout le monde. Ne pas juger les modes d’organisation, faire preuve de courage managérial : soutenir les décisions du collectif, donner des marges de manœuvre à vos équipes. En tant qu’élu ou directeur, donner des marges de manœuvre réelles sur l’autonomie des managers, le droit à l’erreur… On ne se libère pas du jour au lendemain. Plutôt que de parler d’administration libérée, il faut parler d’organisation délibérée, laissant le choix au quotidien de changer les pratiques ».

Hackathon, la solution créative du "nouveau monde"

Émilie Agnoux, vice-présidente de FP21 et directrice de l’innovation, du dialogue social et de l’animation managériale au sein de Grand Paris Sud Est Avenir, n’a pas tari d’éloge sur l’exercice tendance du hackathon, devenu le nouveau sprint créatif du nouveau monde. « Hackathon, cela me fait penser à « Hacker » et « marathon ». Je ne suis pas ni sportive, ni geek. Est-ce vraiment nouveau ?

Le hackathon est déjà pratiqué depuis 10 ans dans la Silicon Valley ! À l’origine, il s’agissait de développer des programmes informatifs collaboratifs ».  En 2016, il y a eu 200 hackathons en France, dont les trois quarts publics. Deux formats de hackathons existent : interne à l’organisation et ouvert sur le monde extérieur. « C’est tellement tendance que même la DGFIP, l’ENA ou la Cour des Comptes s’y sont mis ! », précise Émilie Agnoux.

Avant de conclure : « L’important, dans ce genre d’exercice, c’est d’éviter d’en faire un objet marketing et d’associer véritablement les citoyens ».

Deuxième séquence : décortiquer les 10 cauchemars de l’innovation

Cauchemar en cuisine

Côté cuisine, quelles sont les recettes toutes faîtes, les cauchemars de l’innovation ? La deuxième séquence de cet atelier culinaire décalé a permis aux quarante marmitons de vider leur sac et d’en tirer un commandement essentiel pour produire sa propre tambouille. Voilà les 10 cauchemars pêle-mêle, épluchés par des marmitons et des chefs toqués :

« Tu croyais m’épater avec ton pot-au-feu déstructuré ? », c’est l’innovation qui consiste à continuer à faire ce qu’on fait déjà, mais en l’habillant différemment.

« Hé, chef, comment peux-tu donner l’exemple si tu ne travailles jamais dans ton restaurant ? » ou l’innovation pilotée à distance, qui ne mouille pas la chemise, voire fait le contraire de ce qui est dit…

« Et il nous mène où ton complément alimentaire ? », c’est l’innovation centrée sur la méthode ou la technologie mais dont on oublie de questionner le sens.

« Si tu n’arrives pas évoluer, ton établissement sera victime de son succès », c’est l’innovation qui perd en qualité avec la taille.

« Bon, avant toute chose, tu vas arrêter de servir des tomates en décembre», c’est l’innovation sans les fondamentaux ni la pratique du terrain.

« Tu crois pas que tu te la pètes un peu avec ton repas VIP », c’est l’innovation qui n’adresse que les cadres dirigeants.

« Tu crois que je n’ai pas compris l’entourloupe de ta tourte surprise », c’est l’innovation qui consiste à présenter comme positif quelque chose qui est en réalité décevant, irréaliste, voire pas à l’avantage de tous (une restriction budgétaire, une diminution de personnel)

« Tu crois vraiment nous faire rêver avec ton yaourt 0% », c’est l’innovation qui ne fait pas rêver, au récit faiblement mobilisateur.

« Tu crois faire moderne avec ta cuisine moléculaire ? », c’est l’innovation comme action performative ou démonstrative, mais qui ne produit pas de changement en profondeur.

Troisième séquence : faire sa propre cuisine

Cauchemar en cuisine

Dernier moment fort de cet atelier, une cuisine réinventée, à partir des commandements essentiels, pour mettre les petits plats dans les grands plats de l’innovation. Un moment ludique, un temps de libération et surtout l’occasion de bien mettre en évidence les dérives actuelles dans les pratiques de l’innovation publique.

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