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Neil McInroy : « Le Community Wealth Building est une manière de reconstruire notre économie après la pandémie »

Neil McInroy
Neil McInroy est directeur du Centre for Local Economic Strategies (CLES), un centre de recherche indépendant basé à Manchester en Grande-Bretagne, qui préconise qui préconise une relocalisation des richesses dans les territoires.
©DR
Le 27 avril 2021

Neil McInroy fait partie des cent personnalités les plus influentes en matière d’administration locale au Royaume-Uni. À la tête du Centre pour des stratégies économiques locales (CLES), un think-and-do-tank qui préconise une relocalisation des richesses dans les territoires, il est en détachement auprès du gouvernement écossais et de la direction du développement économique comme conseiller en « Community Wealth Building ». Il revient pour Horizons publics sur l’intérêt de cette approche dans le contexte actuel de crise sanitaire, sociale et économique.

Pourriez-vous tout d'abord nous expliquer en quoi consiste l’approche du Community Wealth Building et quel sens elle prend dans le contexte de la crise sanitaire actuelle ?

Avant la pandémie, nous savions que notre économie ne fonctionnait pas bien pour la planète et pour bon nombre de gens. On notait déjà de grandes inégalités et un taux de pauvreté élevé, sans oublier la crise du climat. Bref, l’économie fonctionnait mal. La Covid19 a rappelé à certains d’entre nous que toutes les économies sont, d’une certaine manière, locales. Enfermés dans nos maisons, nous avons apprécié la dimension locale de nos vies : les magasins et les services locaux. Nous avons réellement pris conscience de la provenance de nos produits, de qui les distribue, et que l’approvisionnement ne peut pas être garanti pour ce qui n'est pas local.

La pandémie a donc permis d’ouvrir une porte vers une meilleure compréhension de l’importance des biens et services locaux.

Elle nous a aussi fait réaliser que, lorsque nous achetons un produit provenant de Taïwan, il a une empreinte carbone élevée. En revanche, si nous vivons à Dijon, que ce même produit existe à Toulouse et que nous achetons le produit toulousain, l’empreinte carbone n’est pas aussi élevée. C’est pourquoi la réduction de la chaîne d’approvisionnement est une bonne chose pour la planète. La relocalisation de l’économie a accéléré cette prise de conscience.

Le « Community Wealth Building » est une forme de développement économique qui considère que trop de richesses sont extraites de notre économie et envoyées loin de nous vers des actionnaires, vers les îles Caïmans et vers des gens qui ne vivent pas ici. 

« Ramenons notre économie chez nous » est le sens que porte notre mouvement. Le mot grec pour économie est « oikonomos » et signifie « le gardien de la maison ». Nous affirmons donc qu’il faut ramener l’économie chez nous pour qu’elle soit plus en lien avec nous et qu’il faut stopper l’extraction des richesses par des actionnaires lointains.

Le « Community Wealth Building » est donc important, c’est une manière de reconstruire notre économie après la pandémie. L’objectif est une économie plus près de nos cœurs et de nos communautés, qui réduit les chaînes d’approvisionnement et avec laquelle nous entretenons une relation. Ce n’est pas une économie qui relève de l’abstrait, c’est une économie que nous façonnons pour nous, pour nos communautés et pour nos populations.

Dans l’approche du « Community Wealth Building », qu’entendez-vous par le « pouvoir de la communauté » ? Quel rôle doit-elle jouer ?

Quand nous parlons de pouvoir de la communauté dans le « Community Wealth Building », ce que nous voulons dire, c’est qu’il faut reconnecter la communauté et lui donner un pouvoir sur l’économie. L’économie et les gens sont ici. Il faut rassembler l’économie. Il s’agit donc d’accroître le nombre de coopératives d’emploi, d’entreprises sociales, d’entreprises communautaires et de formes de production dans lesquelles la communauté participe directement. C’est là que le pouvoir de la communauté intervient, notre volonté est de lui accorder une participation directe et un rôle direct dans l’économie. L’idée est d’encourager et de développer les communautés pour qu’elles exercent une activité plus directe dans leur économie : magasins, usines, commerces, terrains… Par exemple, les gens qui vivent sur les îles des Hébrides extérieures, sur l’archipel de la côte ouest, et qui détiennent 80 % des terres. Cela signifie que la communauté détient la propriété économique des activités sur ces terres. La relocalisation des richesses dans la communauté, c’est lui permettre d’avoir une participation plus directe et d’être propriétaire de terres, de propriétés et de la production économique. Cela inclut notamment les coopératives et la propriété par les travailleurs.

Autre exemple : en Écosse, une femme qui dirige une entreprise de production de verre prend sa retraite à 65 ans mais ni son fils, ni sa fille ne souhaitent reprendre l’entreprise. Par conséquent, cette dernière sera vendue et probablement acquise par une grande société de production de verre. L’approche du « Community Wealth Building » se différencie en ce qu'elle propose de soutenir les travailleurs pour leur permettre d’effectuer un rachat et éventuellement devenir propriétaires de cette entreprise. En Écosse, il existe des fonds qui aident ce type de conversion, de propriété privée à propriété par les travailleurs. Cela peut être le rôle qu’une communauté joue pour contribuer davantage et participer à l’économie.

Quelles leçons partageriez-vous aux nouveaux élu.e.s municipaux en France à partir des expériences anglaises et écossaises du « Community Wealth Building » face à l'austérité et la crise de la Covid19?  Est-il possible de préparer les localités à la lutte contre la crise ?

Premièrement, les achats qu’effectue le secteur public doivent servir à soutenir la propriété communautaire de l’économie. Qu'il s'agisse de la restauration, du mobilier de bureau, du haut débit, des réparations des bâtiments, les municipalités vont dépenser des millions d'euros en biens et services alors qu'elles sont très pauvres. Imaginons que vous faites appel à un service de restauration. Vous avez le choix : vous pouvez recourir par exemple à Eurocatering Corporation, une grosse entreprise dirigée par des actionnaires européens et présents dans le monde entier, ou bien vous pouvez soutenir une coopérative de restauration qui se trouve dans votre région. Dans ce cas, chaque euro que vous contrôlez, vous l’utilisez pour soutenir la localité.

Deuxièmement, il faut pouvoir développer des politiques de soutien aux entreprises et organisations communautaires de la même manière que celles en faveur des entreprises plus classiques.

Ces dernières sont habituellement aidées par des subventions, des prêts et des programmes. Nous devrions soutenir les entreprises communautaires et les organisations communautaires de façon identique. La ville de Barcelone a mis en place une stratégie d’économie sociale et solidaire qui permet de soutenir la croissance de ces formes de propriété communautaire de manière équitable par rapport à l’aide que la ville apporte aux entreprises traditionnelles.

Le troisième élément est démocratique. Ada Colau, la maire de Barcelone dit que la mairie est une agora, ce n’est pas un temple, ni une cathédrale. L’idée est de créer des municipalités où il existe une sorte d’ouverture : laissez les gens entrer ! N’agissez pas tant que la population n’a pas véritablement eu l’occasion de s’exprimer sur la situation. C’est l’aspect démocratique de l’économie.

Pour résumer, quand vous dépensez votre argent, veillez à le dépenser dans l’économie sociale communautaire. Ensuite, assurez-vous que l’aide apportée aux entreprises est équivalente à celle apportée aux organisations sociales. Enfin, la mairie est une agora, pas un temple.

Quelle est le principal obstacle à l’approche du « Community Wealth Building » ?

Le principal problème est la culture de développement économique. Je parle ici de la culture de la politique de développement économique, pas réellement de l’économie. Notre culture, en France et ailleurs, vise essentiellement à attirer les investissements étrangers, elle veut de grosses usines, de grosses voitures, une grosse industrie… C’est une culture qui utilise l’argent public pour soutenir les banques. Cette culture dit que plus c’est gros, mieux c’est et que la croissance doit être élevée. C’est une culture très masculine. Le « Community Wealth Building » est une culture du plus petit, c’est une culture sensible, plus humaine, qui conçoit notre développement économique comme plus relationnel, avec une attention, de l’empathie, de l’amour et de la considération. Cela rend l’économie plus émotionnelle, moins scientifique et abstraite.

D’ailleurs, d’un côté, il y a l’économie positive et les preuves, les solutions, avec une analyse très linéaire. De l’autre côté, l’approche du « Community Wealth Building » est plus normative. Elle part du principe qu’il faut observer le problème pour essayer de le résoudre. Nous devons gérer ce qui est là, avec les gens qui sont là. C’est une culture qui s’appuie sur l’économie comportementale et institutionnelle, et non sur l’économie néoclassique.

Vous travaillez pour l’Écosse au niveau national. Comment faire pour changer d’échelle et passer du niveau municipal ou local au niveau régional, national ou international ?

L’Écosse fait progresser le « Community Wealth Building » et est en train de l’intégrer à son programme gouvernemental. Il ne s’agit pas seulement de l'échelle municipale mais aussi du cadre politique national qui soutient cette approche. La théorie du changement est basée sur l’effet boule de neige : il commence tout petit, puis devient de plus en plus important. Nous pensons qu’il faut commencer à petite échelle, bien faire fonctionner son idée, apprendre, puis partager son idée avec tout le monde. Il faut la montrer, puis recommencer encore et encore. C’est la spirale de l’innovation. Nous avons une expression en Écosse qui, je pense, illustre bien cette théorie du changement, elle dit : « L’argent, c’est beaucoup de petites choses qui font une grande chose ». Nous essayons de grandir en faisant de petites choses, progressivement, et ensuite, on en parle haut et fort pour diffuser nos idées. On forme une boule de neige et on la fait grossir. En Écosse, il y a un an, une seule région appliquait cette approche. Maintenant, six régions ont rejoint le mouvement et les leçons tirées par ces six régions influencent la politique nationale, qui commence à changer. L’association de beaucoup de petites actions peut entraîner d’extraordinaires réalisations.

Le travail que vous avez effectué en Angleterre et en Écosse a-t-il permis de développer un réseau ou une alliance entre les municipalités et les régions ? Existe-t-il d’autres alliances ou réseaux au niveau européen avec d’autres municipalités ?

Au sein du Royaume-Uni, nous comptons de nombreux réseaux. Il y a maintenant une trentaine de leaders politiques qui font partie d’un réseau de « Community Wealth Building ». Ensuite, nous avons un réseau d’agents publics, des fonctionnaires. Il existe aussi des réseaux dans différents secteurs : il y a un réseau d’organismes de santé qui s’intéressent à la relocalisation des richesses dans la communauté, et d’autres réseaux de collèges, d’universités et d’organismes de gestion des logements. Ces réseaux nous aident, informent mes collègues du CLES et orientent nos prochaines actions en termes de « Community Wealth Building ». Ils sont donc très importants pour le Royaume-Uni.

Pour le moment, nous n’avons pas de réel réseau en Europe, mais nous avons établi des partenariats avec La 27e Région en France. Nous avons des réseaux avec les États-Unis que nous avons mis en place grâce à nos partenaires étasuniens. Par ailleurs, il existe un réseau croissant d’intérêts et d’organisations en Océanie, en Australasie, en Nouvelle-Zélande et en Australie. Le mouvement grandit assez rapidement, mais je pense qu’il reste encore beaucoup de travail à faire en Europe.

Aujourd’hui, avec la crise de la Covid, c’est une période sombre et triste. Nous avons besoin d’espoir, d’inspiration et d’être connectés avec les autres. Je suis d’accord, nous devons nous rapprocher les uns des autres, mais nous devons rester humbles, humains et sensibles. Je trouve certaines idées un peu arrogantes. Les idées progressistes et la municipalisation sont, par nature, empathiques, aidantes… Elles ne peuvent pas être dominantes. C’est quelque chose de très important.

Il est aussi essentiel d’écouter et de comprendre. Par exemple, je dis à beaucoup de mes amis européens que j’ai voté pour le Brexit non pas en raison d’un nationalisme anglais, mais parce que je pense que c’est un moyen de se rapprocher des gens. L’Union européenne est une entité qui soutient les entreprises internationales, plus que les populations d’Europe. Parfois, certaines personnes en Europe ont du mal à comprendre cela. En réalité, les gens qui ont voté pour le Brexit et pour une économie nationale sont tous différents et ne sont pas forcément de droite.

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