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Jérôme Filippini : « Innover, malgré le droit, ou donner le droit d’innover ? »

Jérôme Filippini
Le 4 octobre 2019

Jérôme Filippini est préfet du Lot, à Cahors, dans la région Occitanie depuis septembre 2017. À l’origine de la création du secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP) en 2012, aujourd’hui remplacée par la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) et la direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État (DINSIC), ses services se sont impliqués dans l’opération « Carte blanche », lancée en décembre 2017, dont l’objectif a consisté à tester sur un territoire de nouvelles solutions avec les usagers et les agents publics pour transformer le service public. Il a accepté de répondre à nos questions dans le cadre de ce dossier sur le droit et l’innovation.

Innover ? Tout le monde en parle et, peu ou prou, tout le monde s’y met, y compris dans l’administration ?

Oui, et ce n’est d’ailleurs pas si nouveau que cela, si l’on veut bien regarder la réalité derrière le slogan. Depuis le xixe siècle, les décideurs publics n’ont cessé d’innover, d’inventer, de renouveler, de transformer les finalités, les organisations, les méthodes publiques. L’école républicaine n’est pas sortie toute faite de la cuisse de Jules Ferry, mais s’est plutôt construite, puis constamment transformée, à coup d’initiatives, d’expérimentations, de retours d’expérience. La sécurité publique, elle aussi, n’a cessé de se réinventer depuis deux siècles, derrière les figures permanentes du préfet, du commissaire et du gendarme : elle n’a, au fond, plus rien à voir avec ce qu’elle était il y a seulement quarante ans, dans les années quatre-vingt, lorsque logistique, informatique et police scientifique sont venus révolutionner les méthodes d’enquête. Le champ de la santé, largement porté par des opérateurs publics, est, lui aussi, un creuset permanent d’invention, à base de recherche, de tests, de protocoles d’expérimentation et de processus de montée à l’échelle.

La réalité des dynamiques d’innovation dans le secteur public est ainsi très ancienne, et consubstantielle aux valeurs mêmes du service public théorisées par Louis Rolland dans les années trente : continuité, égalité, mais « mutabilité ». Mais bien sûr, nous avons changé de siècle, et la révolution numérique, son vocabulaire et ses pratiques, sont passés par là : « l’agilité », le « test and learn », le « prototypage », les « sprints » de développement et autres « boucles de rétroaction » (feedback loops) se sont invités dans la sphère publique, pour le meilleur et pour le pire.

Jérôme Filippini

Ancien élève de l’École normale supérieure (ENS) et de l’École nationale d’administration (ENA), Jérôme Filippini est un haut fonctionnaire français. Son parcours a commencé dans l’audit à la Cour des comptes et s’est poursuivi dans les métiers de la gestion, de la transformation publique et de l’opérationnel, au sein du ministère de l’Intérieur, du ministère de la Justice et des services du Premier ministre. Il a notamment créé la Direction interministérielle des systèmes d’information et de communication (DISIC) en 2011 et le SGMAP en 2012.

Le pire, un peu risible au fond, ce sont les effets de mode, les facilités de langage qui consistent à faire la même chose en l’habillant d’anglicismes.

Mais le meilleur est aussi à l’œuvre : de très nombreux exemples, réussis, d’innovations en actes, grâce à l’importation des méthodes de la révolution numérique dans la sphère publique. Je pense en particulier au formidable bilan des « start-up d’État », inventées en 2013 au sein de la DINSIC, ou à la dynamique lancée par la DITP avec la « Carte Blanche » lancée dans le Lot par le Premier ministre fin 20171.

Comment l’administration parvient-elle à innover malgré le poids des réglementations et un droit souvent contraignant ?

L’évocation de la contrainte juridique me semble largement un faux problème. Le principal obstacle à l’engagement d’une démarche d’innovation n’est pas la règle de droit mais bien plutôt une somme de « freins managériaux ».

J’irai même plus loin : je trouverais inquiétant, dans la sphère publique, qu’on oppose l’existence d’un cadre normatif et le déploiement de la culture d’innovation. L’innovation doit se déployer dans le respect du droit, et autant que possible grâce au cadre juridique, et non contre lui. Il est logique, et même fondamental, que le service public soit délivré dans un corpus de normes générales (l’État de droit) édictées par des représentants démocratiquement élus et dans un cadre réglementaire fixé par l’autorité exécutive, elle aussi émanation du suffrage populaire.

Attention à ne pas faire du « mantra » de l’innovation le nouvel avatar d’un biais technocratique récurrent dans l’histoire de notre pays : celui d’un déni d’efficacité formulé par le technicien contre le politique. Dans la sphère de l’action publique, force doit toujours rester à la loi. C’est vrai aussi dans le champ de l’innovation.

Mais bien sûr, pour éviter que s’installe cette opposition aussi ancienne que l’action publique (« innover contre ou malgré le droit »), il faut que le droit et l’organisation elles-mêmes libèrent de l’espace pour les démarches d’innovation. C’est ce qu’on appelle parfois le « droit d’innover » ou le « permis d’innover ».

Pouvez-vous donner des exemples de mise en œuvre de ce « permis d’innover » ?

J’évoquerai d’abord le bilan des « start-up d’État ». À l’origine de la démarche dite beta.gouv, il y a eu un choc de culture : la rencontre des « administrateurs », des « informaticiens de l’État » et des « startupers » venus de l’économie numérique.

C’est le produit d’une nouvelle organisation mise en place et progressivement adaptée entre 2011 et 2015 : création de la mission Etalab, chargée de l’ouverture des données publiques de l’État ; création d’une « DSI groupe » de l’État, d’abord la direction interministérielle des systèmes d’informations et de communication (DISIC) puis DINSIC ; et fusion, au sein du SGMAP, de la direction générale chargé de la modernisation (DGME) avec la DISIC.

L’évocation de la contrainte juridique me semble largement un faux problème. Le principal obstacle à l’engagement d’une démarche d’innovation n’est pas la règle de droit mais bien plutôt une somme de « freins managériaux ».

Je ne décris pas ces évolutions par passion pour les organigrammes, mais plutôt pour vous expliquer comment une rencontre, au départ hautement improbable, a été rendue possible grâce au droit (quelques décrets et arrêtés) qui ont donné naissance à ces organisations. En créant ces équipes très légères, placées au sommet de l’État, les gouvernements successifs ont fait naître l’écosystème où se rencontrent, dialoguent, échangent et co-produisent des professionnels venus d’horizons très divers : des « administrateurs » formés à la règle de droit et aux techniques de l’organisation, des « informaticiens » publics spécialistes des grands systèmes, et des « startupers » venus de l’univers de l’innovation digitale privée.

Jusqu’ici chacun avançait dans sa ligne de nage, avec son domaine d’excellence et des performances démontrées. Nous aurions pu continuer ainsi. Mais nous aurions raté l’essentiel : la friction positive rendue possible par la confrontation d’angles d’attaque professionnels, et même de visions personnelles, très hétérogènes.

C’est de cette friction, et concrètement de la collaboration entre Jacques Marzin, alors directeur des systèmes d’informations (DSI) de l’État, et Henri Verdier, alors directeur de la mission Etalab, qu’est venue la proposition, formulée par eux à leur patron d’alors, le SGMAP que j’étais en 2013, de tester ce qui n’avait jamais été tenté : « Et si, pour résoudre un problème, construire un service, apporter une réponse qui change la vie des usagers du service public, on internalisait les compétences d’innovation et de développement au sein de l’État, plutôt que de passer commande à une société de services selon le processus classique des projets informatiques publics ? » Sans être sûr que cela marcherait, ni même mesurer tous les ressorts de la démarche, j’ai donné mon accord pour tenter.

Cinq ans après, quel bilan ? Cent start-up d’État ont été lancées, irriguant toute la sphère publique avec la culture de la confiance, de la responsabilité et de l’agilité. Plusieurs services à très fort impact en sont nés : Démarches simplifiées, Mes aides, La bonne boîte, etc. Au-delà de la valeur créée, c’est l’inspiration de la transformation publique qui s’en est trouvée nourrie et augmentée.

« Permis d’innover » : c’est aussi le sens de la démarche « Carte Blanche » que vous avez portée dans le Lot ?

Oui, cette démarche, lancée par le Premier ministre en décembre 2017 lors de sa délocalisation dans le Lot, me semble exemplaire du « droit à l’innovation ».

Quelle en a été la logique ? Sur un territoire donné (le département du Lot et plus spécifiquement le bassin de vie de Cahors), le Premier ministre nous a invités à créer les conditions permettant aux acteurs de terrain (collectivités, services, opérateurs, associations) d’être directement forces de proposition pour « inventer » des offres de service public qui correspondent mieux aux attentes exprimées par les usagers. Des offres de service concrètes, possiblement modestes, mais à l’impact mesurable, qui changent positivement la vie des gens.

Avec un fort appui de la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP), nous avons d’abord recueilli la parole et les attentes des agents et des usagers, puis spécifié ces attentes sous la figure de « personae » (une mère isolée, un demandeur d’emploi, une personne âgée, des très petites entreprises) auxquelles la « promesse » d’une meilleure réponse a été formulée.

Ces promesses ensuite ont donné lieu au design de plusieurs solutions, dont cinq sont réellement entrées en test, puis en production : un « car des services publics itinérants » pour rapprocher le service des usagers isolés dans la ruralité ; des formations d’ « agent polyvalent » pour les secrétaires de mairie et les animateurs des maisons de services au public (MSAP) mis en situation de mieux accompagner les usagers ; un test très conclusif de partages d’informations entre CAF, CPAM et Pôle emploi permettant de réduire significativement le non-recours ou les ouvertures indues de droits ; une prestation « RH » de Pôle emploi permettant d’accompagner les TPE jusqu’au bout de leurs recrutements ; enfin une « start-up d’État » dédiée à la mobilité inclusive en milieu rural, qui permet en ce moment de tester une plateforme humaine de covoiturage solidaire.

En dix-huit mois, ce sont plusieurs innovations à fort impact qui ont été non seulement imaginées localement, mais testées et mises en production, deux d’entre elles (le car et les agents polyvalents) constituant désormais des briques de service de la nouvelle offre nationale « France Services ».

Le contexte bienveillant créé par l’impulsion de l’autorité, l’obsession d’agir sur ce qui améliore la vie des gens, la levée des habituels « freins managériaux » et enfin « déconcentrer » les organisations, c’est-à-dire faire confiance aux acteurs de terrain, etc., voilà les ressorts de l’innovation publique !

Derrière ces deux démarches, quels sont, selon vous, les ressorts qui méritent d’être généralisés ?

D’abord le contexte bienveillant créé par l’impulsion de l’autorité, qui prend le risque de faire confiance et de libérer un espace d’autonomie pour les acteurs de terrain. Certes un espace défini, avec des limites dans l’espace et dans le temps, ne serait-ce que pour rendre possible la mesure des impacts, mais assez vaste pour libérer les énergies.

Ensuite une obsession : agir sur ce qui améliore la vie des gens, même un peu. Un petit processus qui marche plutôt qu’un grand plan qu’on ne mettra jamais en œuvre. Ce qui suppose de se concentrer sur ce sur quoi on a la capacité d’agir, même si l’objectif est modeste. Et de mettre le paquet sur ce qui compte vraiment : l’écologie, l’éducation, la justice sociale, la sécurité.

Enfin la levée des habituels « freins managériaux ». Ils sont à mon sens, bien plus que le « poids des réglementations », le véritable obstacle. Lever ces freins, cela suppose de : dire le plus souvent « oui », et en tout cas « pourquoi pas » ; s’entourer de collaborateurs à qui on a envie de dire oui neuf fois sur dix parce qu’ils sont compétents ; s’efforcer d’élever, de libérer, de faire progresser les autres collaborateurs ; motiver, encourager, faire confiance, remercier, veiller à l’humeur collective.

Et pour le résumer en un mot, « déconcentrer » les organisations : faire confiance aux acteurs de terrain, leur fixer le cadre général, les grands objectifs, puis leur donner les moyens d’agir de près, au plus près des gens, les inviter à essayer et à corriger, évaluer les impacts concrets, valoriser celles et ceux qui se préoccupent de l’impact, etc., voilà les ressorts de l’innovation publique !

1. Nessi J., « Carte blanche : l’État en immersion dans le Lot », Horizons publics mars-avr. 2018, no 2, p. 28-35. ; Nessi J. et Savignac J.-C., « Carte blanche : l’administration libérée en marche ? », horizonspublics.fr 15 oct. 2018 ; Beau F., « Carte blanche à Argenteuil : l’innovation d’État au défi d’une grande ville », horizonspublics.fr 12 avr. 2019.

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