Revue
DossierL’ère de la prospective par et pour les expert·es est révolue
Responsables de la prospective dans trois communautés d’agglomération différentes, Stéphanie de Meslon, Mathilde Garcin et Camille Bouron reviennent sur la genèse et le rôle du club prospective de l’Association des directeurs généraux des communautés de France (ADGCF) dont ils sont membres actifs. Ils partagent leur vision de la prospective et expliquent pourquoi ils ont souhaité publier le manifeste Pour une prospective pragmatique à l’occasion de ce hors-série thématique.
Quelle est votre vision de la prospective territoriale ?
Stéphanie de Meslon – La prospective, c’est se mettre autour d’une table avec toutes les parties prenantes du territoire pour prendre du recul, engager une réflexion tout en regardant dans la même direction. C’est comprendre les phénomènes à l’œuvre et chercher à en projeter une vue d’ensemble. L’exercice est vertueux car il impose un autre rythme, celui d’arrêter de courir après les urgences pour se poser ensemble afin de regarder vers le futur en croisant les regards (acteurs de terrain, les élus, les habitants, etc.). Les défis qui nous attendent sont immenses (réchauffement climatique, révolutions technologiques, ruptures sociétales, transitions démographiques, etc.) : il est plus nécessaire que jamais d’en comprendre les enjeux, d’anticiper leurs conséquences et d’agir pour prévenir les catastrophes. La prospective doit porter cette vision.
J’ajoute aussi que la manière de « faire prospective » est aussi importante que les résultats que l’on va produire.
Camille Bouron – La prospective est souvent vue comme une expertise peu opérationnelle, difficile à rattacher à un mandat politique et complexe à mener. Pour cette raison, et je suis en phase avec Stéphanie, il est nécessaire d’embarquer toutes les parties prenantes, agents publics, élus et habitants du territoire dans cet exercice, avec une méthodologie bien définie et un processus visible par tous. La prospective consiste à anticiper les changements possibles et les évènements extérieurs qui peuvent impacter un territoire comme on l’expérimente en ce moment. Les points de ruptures – comme la crise sanitaire que nous vivons depuis mars 2020 – tendent à (ré)-interroger la vision qu’on a de l’avenir. Dans l’idéal, pour exercer la prospective, nous devrions avoir un collège permanent d’experts avec une dimension participative et nous devrions avoir une grande latitude sur les méthodes.
La prospective territoriale s’articule autour de trois principes forts : partager la vision, s’inscrire dans un temps long et s’autoriser un « pas de côté » pour changer de prisme et de paradigme.
Mathilde Garcin – Je partage aussi ce qui vient d’être dit, et j’y ajouterais la nécessité absolue de pratiquer la prospective en prenant en compte le contexte politique, mais aussi le monde dans lequel on évolue. L’ère de la prospective par et pour les expert·es est révolue. Nous sommes aujourd’hui passés à une prospective plus sociétale, qui fait le pari de l’hybridation avec d’autres pratiques qui ont aussi à cœur de renouveler l’action publique locale (dialogue citoyen, évaluation, innovation publique, etc.).
L’un des grands défis de la prospective, aujourd’hui, que nous partageons au sein de la communauté, c’est de partager des imaginaires collectifs et d’embarquer le maximum de monde dans l’exercice.
Pour arriver à cela, il est nécessaire de cultiver une diversité d’approches et de pratiques. Cette vision de la prospective est au cœur de notre manifeste Pour une prospective pragmatique que nous publions à l’occasion de la parution de ce hors-série.
Quel(s) impact(s) la crise du covid-19 a-t-elle eu sur votre pratique de la prospective ?
Mathilde Garcin – Chaque collectivité a réagi différemment, la crise a suscité beaucoup de questions et de débats, nous n’avons jamais eu autant de participants lors de nos réunions. De nombreuses initiatives ont eu lieu au sein des collectivités et des entreprises de nos territoires pour réinterroger les politiques publiques locales à l’aune de cette crise sanitaire sans précédent. Nous avons mobilisé l’ensemble des membres du club prospective pour dresser un premier panorama des impacts à moyen terme de la crise sur les collectivités et les intercommunalités, un travail mené notamment avec l’association Futuribles. Nous avons aussi partagé nos réflexions à une autre échelle au niveau des régions, avec nos homologues, et tenu notre réunion estivale à La Rochelle les 27 et 28 août 2020, sur le thème « Et maintenant ? Quelles évolutions et quelle organisation ? » L’occasion de réfléchir au rôle de la prospective dans les territoires en temps de crise, de présenter les premiers résultats d’une étude sur le projet de territoire et de se projeter dans le « monde d’après » marqué par la bifurcation écologique et démocratique.
Stéphanie de Meslon – Cette crise a eu deux impacts sur notre métier. Premièrement, cela nous a permis de nous repositionner d’une autre manière dans nos collectivités, de nous réinterroger et de faire ce pas de côté nécessaire à la prospective d’aujourd’hui. Deuxièmement, cette crise a fait resurgir une question de fond : est-ce qu’on n’a pas vu venir cette crise ou n’avons-nous pas voulu entendre les signaux d’alerte qui étaient de plus en plus forts ? Au-delà des impacts immédiats, je vois d’autres enjeux qui se profilent : comment mieux prendre en compte la prospective territoriale dans les processus de décision et comment mieux inscrire la résilience dans nos politiques publiques locales ?
Camille Bouron – Cette crise justifie désormais d’être dans le temps long de la vision du scénario et du processus. Elle réinterroge le projet de territoire car elle doit être intégrée dans la réflexion de ce projet. C’est un élément exogène qui a un impact direct sur le développement du territoire. Si je prends l’exemple de l’agglomération de La Rochelle – que je connais bien –, la crise a touché de plein fouet l’économie locale, très liée au développement touristique et à l’offre culturelle. Je suis complétement d’accord sur la nécessité d’identifier en amont les signaux faibles pour jouer le rôle de lanceurs d’alertes du territoire !
Mathilde Garcin – Plutôt que lanceurs d’alerte, je parlerais plutôt de vigie ou de sentinelle en charge d’observer les signaux faibles du monde dans lequel il évolue dans une logique d’anticipation.
Venons-en au club prospective que vous avez lancé avec le soutien de l’ADGCF, pourriez-vous revenir sur la genèse et la mission de ce club ? Et rappelez par la même occasion son rôle dans les territoires ?
Camille Bouron – Le club prospective est né en décembre 2015, avec le soutien de l’ADGCF, avec l’ambition d’inscrire nos actions à l’échelle nationale. Nous avons créé ce réseau pour échanger nos expériences, nos pratiques, nos méthodes et nos visions. La force du club, c’est ce partage d’expériences entre professionnels confrontés à des enjeux similaires dans le cadre de réalités territoriales différentes. Cela nous permet d’élargir notre champ de vision, d’avoir une vue plus globale sur nos enjeux et de prendre du recul sur notre travail au quotidien.
Mathilde Garcin – Nous sommes aujourd’hui une cinquantaine de membres (personnes ayant manifesté de l’intérêt pour le club) avec entre 20 et 30 membres actifs (qui participent au moins une fois dans l’année à une activité en ligne ou conférence), et un noyau dur de 15 membres plus engagés. Le club est un collectif qui n’a pas de statut officiel et fonctionne comme un réseau informel. Nous sommes épaulés par l’ADGCF qui a toujours mis les questions de prospective au cœur de son projet. Un engagement récemment renforcé avec la nouvelle gouvernance qui s’est mise en place en octobre 2020. La session extraordinaire du club prospective de l’ADGCF se tient chaque année fin août à La Rochelle. La quatrième édition s’est tenue en août 2020 avec une forte participation, malgré le contexte. La force du club est aussi liée à sa diversité : nous avons des collectivités très importantes, comme Lille, Lyon ou Nantes, avec des services prospectifs très outillés, et des collectivités de taille très modestes ou très rurales. Nos membres reflètent aussi une diversité de corps de métiers (ingénieurs, attachés territoriaux, conservateurs de bibliothèques, élus, etc.). Notre club est très ouvert et s’adresse aux praticiens de l’action stratégique et prospective intervenant au sein des intercommunalités (tous niveaux de communautés).
Camille Bouron – La fonction prospective s’est progressivement démocratisée dans les collectivités, elle était autrefois l’apanage de très grands territoires, à l’image de la métropole du Grand Lyon, qui est un peu considéré comme « le saint Graal de la prospective ».
Stéphanie de Meslon – On pourrait aujourd’hui dresser une typologie des missions de prospective en collectivités : de la prospective « aménagement du territoire », « contractualisation », « participation citoyenne », « observatoire » ou encore « évaluation des politiques publiques » ou « innovation publique ». L’intérêt du club est de croiser ces différentes pratiques et de s’ouvrir aussi à la conduite du changement et aux autres manières de faire.
Mathilde Garcin – On voit aujourd’hui une évolution du profil du « prospectiviste », le profil unique « urbanisme-aménagement du territoire » est progressivement remplacé par des collègues chargés d’interroger des politiques publiques avec une approche plus sociétale. J’ai en tête l’exemple de la métropole de Nantes qui a mené un exercice de prospective sur le grand âge, traitant de tous les aspects de la vie.
Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à publier, pour la première fois à l’occasion de ce hors-série, le manifeste Pour une prospective pragmatique ?
Camille Bouron – Nous souhaitons franchir une nouvelle étape dans notre engagement pour la promotion d’une fonction prospective plus accessible, plus ouverte sur la société et plus participative, dans nos territoires. Nous voulons aussi rappeler que la prospective est indispensable pour définir, choisir et accompagner les transitions qui s’imposent face aux bouleversements actuels. Ce hors-série, dédié à la prospective sous toutes ses formes, nous permet d’envisager une diffusion plus large de ce manifeste, à la fois pour convaincre mais aussi recruter de nouveaux membres.
Stéphanie de Meslon – Ce manifeste doit venir outiller les nouvelles équipes d’élus et des directions générales de services (DGS), quelle que soit la taille de la collectivité. Il réaffirme la plus-value de la fonction prospective pour anticiper les évolutions de nos territoires.
Mathilde Garcin – C’est une prise de position pour démystifier et démocratiser la pratique de la prospective dans les territoires. Ce manifeste est aussi une invitation à oser faire un pas de côté pour préparer autrement l’avenir de nos territoires. Nous avons souhaité rappeler avec vigueur les dix bonnes raisons de faire de la prospective, que je rappelle rapidement ici : anticiper, éclairer les décisions, rassembler, augmenter les capacités de résilience de nos territoires, introduire la vision du long terme, donner du sens, fabriquer de la connaissance partagée, assurer un rôle de vigie transversale et accompagner les mutations.
? Save the date : Mardi 4 mai de 17h à 18h30
? WEBINAIRE ? « Nouveau contexte, nouveau mandat, nouveaux projets : quel rôle de la prospective ? »
Inscription ici ? https://lnkd.in/e7R2b_m
*** Au programme ***
1⃣ Construire l’avenir des territoires avec la prospective. Oui, mais laquelle ?
? Présentation des enjeux et des thèmes du hors-série que j'aurais le plaisir d'introduire ?
2⃣ 10 bonnes raisons d’avoir une fonction prospective structurée au sein des collectivités
? Retour sur le Manifeste « Pour une prospective pragmatique », avec la participation de membres du Club prospective de l’ADGCF
3⃣ Premier temps d’échange
? Ville moyennes-Métropoles : comment faire de la prospective un levier d’action pour construire son projet de territoire ? avec Claire Coybes Ville de Noisy-le-Grand et Jérémy Camus Grand Lyon, communauté urbaine
4⃣ Deuxième temps d’échange
? Renouvellement des approches : retour d’expérience avec le débat « Métamorphoses » de la Métropole du Grand Nancy, avec Dominique Valck, président du Conseil de développement du Grand Nancy et Hervé Marchal, sociologue chargé de l’accompagnement scientifique de « Métamorphoses »