Primavera De Filippi: La blockchain échapperait-elle au contrôle des États ?

Primavera De Filippi
©Conférences USI
Le 8 octobre 2018

Primavera De Filippi est l’une des meilleures spécialistes mondiales de la blockchain, une technologie qui, selon elle, permettrait de « disrupter les disrupteurs ». Chercheuse au centre d’études et de recherches de sciences administratives et politiques (CERSA1) et au Berkman-Klein Center for Internet & Society à l’université d’Harvard, elle s’intéresse aux enjeux juridiques et aux applications de cette nouvelle technologie, mais aussi à ses implications politiques et sociales. Elle a reçu la revue Horizons publics lors de la conférence USI 20182 à Paris, l’occasion de la questionner sur les applications de la blockchain pour les administrations et les collectivités territoriales.

Pourriez-vous revenir sur les principaux points développés dans votre keynote « La blockchain illustrée » donnée lors de la conférence USI 2018 ?

À l’occasion de ma keynote, j’ai présenté les enjeux juridiques soulevés par cette technologie de rupture, souvent comparée à la révolution d’Internet. Avec l’arrivée de l’internet s’est posée la question de comment réguler ce réseau décentralisé et transnational, pour éviter une situation d’anarchie où les lois des États ne pourraient plus s’appliquer dans le monde numérique. Très rapidement, on s’est rendu compte que ce n’est pas difficile de réguler l’internet car on peut réguler les opérateurs en lignes qui agissent en tant qu’intermédiaires.

La blockchain comporte une nouvelle vague de désintermédiation, on perd ainsi l’un des outils de régulation les plus efficaces sur Internet : les intermédiaires. La blockchain nous mènera-t-elle alors dans cette situation d’anarchie qui avait été revendiquée par les pionniers de l’internet ?

Bio express

Septembre 2018 : publie Blockchain et cryptomonnaies (Que sais-je ?, Éditions PUF).

Juin 2018 : première keynote remarquée à la conférence USI à Paris sur « la blockchain illustrée ».

Avril 2018 : publie Blockchain and the Law : The Rule of Code avec le professeur Aaron Wright (Harvard University Press).

Août 2013 : entrée au Berkman Center for Internet & Society (université Harvard, États-Unis).

Décembre 2010 : entrée au Centre d’études et de recherches en sciences administratives et politiques (CERSA, unité mixte du CNRS et de l’université Paris 2).

2010 : Docteur en philosophie à l’Institut européen de Florence.

Les enjeux juridiques de la blockchain sont dus au fait que la régulation par le code diffère considérablement de la régulation par le droit. Les droits de propriété sont définis et conférés par la loi et, par conséquent, ils peuvent aussi être invalidés par la loi. Ainsi, si un juge considère que certains actifs ont été acquis de manière illégitime par un individu, le droit permet de lui en retirer la propriété. Dans le contexte de la blockchain, la propriété – technique – des actifs numériques est définie par le code de la blockchain et ne peut donc être contrôlée que par ce même code. Il en va de même pour les contrats : avec les contrats juridiques d’un côté (régis par la loi des contrats), et les contrats numériques – ou les « smart contract » – de l’autre, qui n’obéissent pas aux mêmes règles.

La question de l’autonomie est un autre point important, qui se présente dès que ces systèmes opèrent de façon autonome et décentralisé. Pour illustrer, d’un côté, la distinction entre la régulation par le droit et la régulation par le code, et, de l’autre côté, l’autonomisation de ces systèmes fondés sur la blockchain, j’ai créé la plantoïde : une tentative de représenter par la pratique artistique la façon dont les gens peuvent interagir avec ces entités algorithmiques dans le monde physique.

La plantoïde est une nouvelle forme de vie fondée sur la blockchain. Il s’agit d’une entité autonome (qui n’est contrôlée par personne), auto-suffisante (capable d’accumuler les ressources nécessaires à sa propre survie) et – comme toute autre forme de vie –capable de se reproduire (grâce à la blockchain). Pour sa reproduction, elle a besoin que des humains l’alimentent, non pas avec de l’eau, mais plutôt avec des bitcoins (une monnaie numérique créée et administrée par la blockchain) ! Chaque plantoïde collecte des donations sur son propre compte en bitcoin, et utilise les fonds ainsi collectés pour embaucher de nouveaux artistes, auxquels elle commissionnera la reproduction de ses descendants. La première plantoïde a été créée en 2015, elle s’est depuis reproduite en onze nouveaux exemplaires.

La blockchain est souvent présentée comme la technologie qui va réinventer notre monde, en mieux. Sécurisée, accessible à tous et nécessitant des moyens peu coûteux, elle promet de redessiner de nombreux usages. Quelles sont les principales promesses de cette technologie ?

Les principales promesses de la blockchain sont la désintermédiation, la confiance et la traçabilité : la désintermédiation, car elle permet aux gens de se coordonner de façon décentralisée (pair à pair) sans besoin d’un opérateur centralisé qui va gérer et administrer ces relations ; la confiance, car elle donne la possibilité d’interagir avec des individus auquel on ne fait pas confiance, sans devoir passer par un intermédiaire de confiance ; enfin, la traçabilité, car elle fournit un registre transparent et incorruptible, qui permet de prouver, à tout moment donné, qui a fait quoi et quand, tout en sachant que personne ne peut modifier ces informations — c’est la notion anglaise d’« accountability ».

La promesse ultime de la blockchain, est-ce une société sans État ?

Avec la créance de bitcoin en 2009, la blockchain a été perçue comme une technologie qui pourrait remettre en cause les institutions financières. Cette cryptomonnaie remet aussi en cause l’une des principales prérogatives de l’État, celle du contrôle de la monnaie. Évidemment, on est loin de dire qu’on va se débarrasser réellement de l’État, mais certaines des activités régaliennes pourraient cependant être affaiblies avec l’émergence de cette technologie.

En 1996, John Perry Barlow rédigeait la déclaration d’indépendance du cyberespace3, revendiquant la difficulté pour les états de contrôler, voire même de réguler l’internet. Aujourd’hui, des discours très semblables se soulèvent autour de la blockchain, revendiquant que la blockchain opère au sein de son propre cadre technique, que le droit ne peut ni toucher ni influencer. Le droit perdrait alors sa souveraineté sur cette technologie, qui échappe au contrôle des États. Cela ne veut pas dire que la blockchain va remplacer les fonctions de l’État. Selon moi, la blockchain va plutôt être utilisée par les États, afin de créer plus de transparence dans les institutions existantes, et permettre un degré plus élevé de désintermédiation.

On ne cesse de découvrir de nouvelles utilisations possibles de la blockchain, y compris dans le domaine juridique. À tel point que l’on peut se demander si cette nouvelle technologie ne va pas remplacer le droit. La blockchain est notamment à l’origine des « smart contracts » (contrats intelligents), terme qui désigne le transfert automatisé de valeurs fondé sur un accord préalable entre deux personnes… Quels sont les enjeux juridiques de cette technologie ?

Nous ne pouvons pas remplacer le système de droit avec une technologie. Cela n’a pas de sens. Ce qu’on peut faire, c’est utiliser la blockchain comme un outil de régulation qui serait plus efficace que le droit. C’est ce qui a été fait sur Internet depuis longtemps : le code est de plus en plus utilisé pour dicter ce que les gens peuvent faire ou ne peuvent pas faire sur une plate-forme donnée. Il est impossible de traduire le langage naturel du droit avec du code informatique. Par contre, on peut implémenter certaines règles de droit au sein d’un système technique. Et, évidemment, on peut utiliser le code informatique pour implémenter des règles ou des restrictions qui vont bien au-delà des règles de droit.

Avec la blockchain, on peut créer un cadre technique séparé du cadre juridique, sans interaction directe ; on peut concevoir nos propres règles de gouvernance, sans être influencé par le droit existant. Cependant, on ne peut pas éliminer le droit parce qu’on utilise une blockchain : dès lors que les interactions se font dans le monde réel, le droit s’appliquera quand même à ces interactions.

Un rapport de France Stratégie « Les enjeux des blockchain »4 publié en juin dernier recommande de clarifier la valeur de preuve d’une inscription sur une blockchain afin de limiter les usages frauduleux. Quelles sont les régulations possibles de cette technologie ?

Il y a deux éléments clés de régulation. Le premier concerne la régulation de cette nouvelle technologie — ce qui nécessite de comprendre comment est-ce qu’on peut réguler cette technologie décentralisée, transnationale et autonome, qui échappe au contrôle des États. Le deuxième concerne la reconnaissance de cette technologie par le droit. Ce qui nécessite, notamment, que le droit donne une valeur probante aux transactions sur la blockchain, afin de permettre le développement d’applications utilisant les nouvelles fonctionnalités de cette technologie. Il est important de reconnaître qu’une transaction enregistrée sur la blockchain puisse faire effet de preuve, et qu’une signature sur la blockchain puisse être considérée comme une signature qualifiée de façon à ce qu’un smart contract puisse être considéré comme étant équivalent à un contrat juridique, parce qu’il remplit les formalités nécessaires.

La blockchain est également, d’ores et déjà, reconnue en France comme technologie utilisable dans certaines transactions financières : l’article L. 223-12 du Code monétaire et financier, issu de l’ordonnance du 28 avril 2016, relative aux bons de caisse, autorise l’inscription des minibons au moyen d’une telle technologie. L’autorité des marchés financiers de Hong-Kong vient aussi d’autoriser l’exploitation d’une plateforme de courtage fondée sur la blockchain. Quels sont les usages possibles pour l’État et l’administration ? Avez-vous des exemples pionniers en matière d’applications de la blockchain déjà mises en place par certains États ?

Les gouvernements commencent, petit à petit, à s’intéresser au potentiel et aux opportunités fournies par la blockchain. Cette technologie offre notamment des avantages en termes de transparence (ou traçabilité) et d’intégrité (ou incorruptibilité) des données. Jusqu’à présent, il y a eu beaucoup d’expérimentations, surtout au niveau des registres et des cadastres fonciers.

La Géorgie, la Suède, le Ghana et l’Estonie s’intéressent à ces applications de la blockchain, mais cela reste – je le répète — de l’expérimentation. L’Estonie, pays pionnier dans le numérique, fournit depuis quelques années des services de notarisation sur la blockchain à tous ses résidents électroniques (e-residency program) leur permettant, indépendamment du pays où ils habitent ou travaillent, d’enregistrer des certificats de naissance, des actes de mariage, des titres de propriété ou encore des contrats commerciaux. D’autres pays, comme le Ghana ou le Nigeria en Afrique, se focalisent sur les cadastres fonciers. Aujourd’hui, le transfert d’un titre foncier est enregistré sur un cadastre public, administré par le gouvernement qui agit en tant que tiers de confiance.

Grâce à la blockchain, les transactions immobilières peuvent être administrées de façon plus transparente et décentralisée, enregistrées de façon indélébile sur la blockchain. Évidemment, nous sommes encore loin de remplacer le registre foncier. Ce registre numérique sur la blockchain représente plutôt une copie de sauvegarde numérique (backup) pour garantir l’intégralité du registre officiel sur papier. L’État de l’Illinois aux États-Unis permet lui d’enregistrer les registres de sociétés privées sur une plateforme blockchain. Dans le secteur de l’enseignement supérieur, certaines universités expérimentent déjà avec un système de certification des diplômes fondés sur la blockchain. C’est le cas de l’université de Nicosie à Chypre, de l’école supérieure d’ingénieurs Léonard-de-Vinci en région parisienne ou encore de l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT) aux États-Unis.

Blockchain, un nouvel Eldorado ?

Blockchain et cryptomonnaies
©Éditions PUF

Primavera De Filippi vient de publier en septembre Blockchain et cryptomonnaies, un Que sais-je ? aux éditions PUF. Un petit ouvrage pédagogique qui remplit bien sa mission : expliquer une technologie dont tout le monde parle, sans vraiment en connaître les tenants et les aboutissants. Elle revient sur l’histoire de la blockchain, de son origine au sein du mouvement des cypherpunks pendant les années quatre-vingt, jusqu’à l’émergence de la première cryptomonnaie, le Bitcoin, en 2008, et l’explosion de sa valeur au cours des dernières années.

« Aujourd’hui, la blockchain est parfois assimilée à une révolution équivalente à celle de l’invention d’Internet. Certains la comparent à l’invention de la comptabilité à double entrée. Mais quelles seront les répercussions réelles de cette technologie sur nos modes de vie ? Si Bitcoin nous permet d’échanger des cryptomonnaies de façon décentralisée et parfaitement sécurisée, les nouvelles applications fondées sur la blockchain nous offrent des possibilités beaucoup plus larges », précise Primavera De Filippi en introduction.

Dans ce petit ouvrage, elle décrit le fonctionnement de la blockchain, donne un aperçu des applications en cours de développement et examine les implications politiques et sociales de cette nouvelle technologie. « La blockchain est une arme à double (ou triple) tranchant. Selon la manière dont elle est utilisée, elle peut entraîner des transformations radicalement différentes au sein de notre société », souligne-t-elle à la fin de l’ouvrage.

1. Le CERSA est une unité mixte de recherche du CNRS et de l’université Paris II.
2. Depuis 10 ans, la conférence USI rassemble à Paris les plus grands penseurs, innovateurs et créateurs de notre temps, pour nous montrer la voie… Durant deux jours, la conférence USI explore, challenge et questionne les grands enjeux de notre avenir numérique : intelligence artificielle, éthique, design économie, philosophie, neurosciences. La prochaine édition aura lieu les 24 et 25 juin 2019. Plus d’infos : https://www.usievents.com/fr
3. La déclaration d’indépendance du cyberespace est un document a été rédigé le 8 février 1996, à Davos, en Suisse.
4. Les enjeux des blockchain, rapport du groupe de travail présidé par Joëlle Toledano, juin 2018, France Stratégie

Pour aller plus loin

À lire sur www.horizonspublics.fr : « La blockchain au service de l’administration de demain »

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