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Quand la philanthropie prend le taureau par les cornes

Inventer demain, programme d'innovation de la Fondation de France
Les 23 Acteurs clés de changement (« ACDC ») du programme Inventer Demain, initié par la Fondation de France, se sont retrouvés fin mai 2024 pour un séminaire de trois jours, dans le Lot-et-Garonne, au cœur du territoire où l’association TERA déploie son projet d’écosystème coopératif.
©Fondation de France
Le 3 septembre 2024

Depuis quelques années, en France, et dans le monde entier, un certain nombre de fondations s’interrogent sur les effets systémiques des programmes qu’elles mettent en œuvre, et cherchent à transformer radicalement leur mission et la façon dont elles soutiennent des initiatives. Depuis 2020, la Fondation de France expérimente le programme Inventer demain – Acteurs clés de changement (ACDC) dont l’objectif est justement de faire bouger les lignes et d’explorer de nouvelles pratiques philanthropiques. Éclairage sur les enjeux, les avantages et les perspectives qu’ouvre ce nouveau type de programme d’expérimentation pour l’avenir de la philanthropie.

 

Entretien croisé avec Marion Ben Hammo, responsable du laboratoire Inventer demain, Fondation de France, qui anime ce programme depuis son lancement, et deux acteurs clés de changement : Sophie Roche, directrice adjointe de l’association Convergence France, et Richard Diot, directeur de l’association Point d’eau et du restaurant d’insertion les Mets connus.

Pourriez-vous présenter rapidement votre structure, sa mission et son périmètre d’action ?

Marion Ben Hammo (M. B. H.) – L’une des vocations du programme est de bouger les lignes et de changer la relation entre la fondation, premier réseau de philanthropie en France, et les associations. Au cœur de la démarche, il y a le collaboratif et le faire ensemble. C’est pourquoi il est important pour moi de témoigner avec les associations qui participent au programme sur l’expérience qu’on vit ensemble.

Sophie Roche (S. R.) – La mission de Convergence France est de favoriser l’insertion par le travail des grand·es exclu·es notamment en soutenant les chantiers d’insertion. L’association porte deux programmes en cours d’essaimage national : Collectif vers l’accompagnement global (CVG), qui apporte des moyens supplémentaires permettant de renforcer l’accompagnement proposé par les chantiers d’insertion, et Premières heures en chantier (PHC) qui permet la reprise progressive d’une activité avec un encadrement renforcé à destination des personnes en situation de grande précarité (quatre, six, puis huit heures par semaine sur chantier). C’est un sas temporaire, progressif et adapté à la personne en amont du chantier d’insertion.

Richard Diot (R. D.) – Point d’eau, une association grenobloise, est un accueil de jour pour les personnes en situation de précarité sociale et/ou sans domicile fixe. Nous sommes à la fois un lieu de vie et d’accueil où sont proposés de multiples services considérés comme des étapes clés vers la dignité, la restauration de l’estime de soi et le retour vers le droit commun. Nous travaillons aujourd’hui autour de quatre axes : l’hygiène, la santé, l’accès aux droits et l’estime de soi. Avec près de 120 bénévoles issus du public, qui participent de l’accueil à la stratégie de l’association, nous souhaitons permettre à toutes et tous de trouver une place et lutter contre les idées reçues par le « faire ».

Quelles sont les raisons profondes du lancement du programme expérimental Inventer demain – ACDC ?

M. B. H. – L’objectif est d’explorer de nouveaux horizons pour la philanthropie pour préfigurer ce qu’elle pourrait être demain, au-delà d’un financeur. C’est un programme expérimental qui a vocation à faire bouger les lignes. Il a été lancé au moment de la crise sanitaire : nous avons travaillé en situation d’urgence, ce qui a mis en lumière l’importance de ces partenariats diversifiés. Le cahier des charges du programme comprend trois aspects principaux : permettre le développement d’initiatives avec un financement durable et structurel ; fournir un appui individuel et adapté aux besoins spécifiques de chaque ACDC ; adopter des méthodes de travail collaboratives et flexibles pour s’adapter aux réalités et aux besoins évolutifs des partenaires.

Pourriez-vous nous rappeler la spécificité et les particularités de ce programme ? En quoi est-il « disruptif » ou « novateur » par rapport aux autres dispositifs ou programmes plus classiques ?

S. R. – Ce qui change, c’est que nous avons une liberté de mobilisation des financements pour atteindre notre objectif. Il y a des temps d’échange pour se challenger, nous sortons aussi du cadre contraint avec des indicateurs. C’est une relation de confiance, nous avons comme une carte blanche pour mener à bien nos projets. Être ACDC, c’est aussi des temps de prise de recul sur ce qu’on fait et comment on le fait. Les temps de séminaires permettent de faire cela. Ce qui nous caractérise au sein de ce groupe, c’est que les programmes que nous portons ont plus de dix ans alors que d’autres commencent à peine.

R. D. – C’est une autre façon de penser et de travailler. Nous nous nourrissons mutuellement grâce aux temps d’échange et à la diversité des ACDC. On interagit avec des gens qui ne sont pas de notre secteur, ce qui est propice à une autre façon de penser. Ce qui est intéressant, c’est l’étalement dans le temps. Le programme dure cinq ans : cela agit à petit feu. Il y a des choses qui vont émerger quatre à cinq ans plus tard, des graines peuvent être semées et être arrosées chaque année. La participation est aussi un élément clé du fonctionnement.

M. B. H. – Le programme a démarré en visio-conférence, en plein confinement. S’adapter aux besoins du collectif, c’est la première ligne de différence. C’est un programme qui n’avance pas avec l’idée préconçue d’une méthode : c’est un programme qui avance en posant des questions. La relation de confiance fait aussi partie des spécificités du programme. Nous faisons partie d’un même écosystème, la confiance passe par un changement de postures. C’est un objet que nous construisons ensemble.

Inventer demain rassemble 24 associations, réseaux, collectifs ou programmes « qui expérimentent, bougent des lignes, changent des règles, bousculent des idées reçues avec la volonté de faire « mieux autrement ». Quel rôle jouent ces « acteurs clés du changement » ? À partir de quelles considérations un acteur peut-il être appréhendé comme un « acteur clé » de changement ?

M. B. H. – Ce sont des acteurs qui ont des postures agissantes, qui ont une action de terrain, qui mettent en pratique des choses. Avec trois critères : l’ambition de transformation de la société, la capacité d’action et la capacité de faire avec les autres. La coopération est essentielle dans ce programme. Nous faisons partie d’un collectif d’acteurs différents.

S. R. – C’est vrai, il y a une volonté de transformation qui dépasse la seule action qu’on porte. Ce qui nous caractérise collectivement, c’est cette diversité (taille, degré d’investissement, etc.). Richard est en lien avec des personnes SDF tous les jours. Nous, nous sommes plutôt en lien avec des structures qui accompagnent. C’est « je fais autrement » pour que les choses soient transformées. Une envie de changement systémique.

R. D. – Nous rencontrons aussi des acteurs de différentes tailles. Nous nous faisons confiance mutuellement avec l’envie de changer les choses en profondeur.

S. R. – Ce qui est intéressant aussi, ce sont aussi les coopérations opérationnelles qui se font directement sur le terrain, la connexion entre ce que nous partons les uns et les autres. Nous rajoutons des petites briques, des ramifications supplémentaires à nos actions.

R. D. – J’aime bien l’image de l’arbre avec ses racines et ses branches pour représenter ce programme. Avec deux dimensions : opérationnel et organique. De façon générale, ce groupe devient organique. C’est relativement inattendu.

En marge du programme, un travail de réflexion systémique est mené sur les ACDC (leurs pratiques, leur stratégie de changement, mais aussi les enjeux qu’ils rencontrent). En quoi consiste ce travail ?

M. B. H. – C’est une équipe de la société coopérative et participative (SCOP) Ellyx1 qui nous accompagne pour réfléchir à notre place dans l’écosystème. Cyrille Tassart, chercheur-entrepreneur en approche systémique, a entrepris la rédaction d’un « anti-guide » de l’approche systémique, il a rejoint nos travaux il y a six mois. Il accompagne certains acteurs clés du changement. C’est un compagnon de route qui nous aide à nous poser des questions, sur les effets de bord notamment. La particularité de notre programme, c’est qu’aucun acteur n’a le même type d’accompagnement. Ce serait un non-sens. Cet accompagnement est aussi le reflet de ce qu’est la Fondation de France. Ce sont les salariés et les bénévoles qui sont les forces vives de nos programmes. Nous avons près de 500 bénévoles, et ils jouent un rôle important dans le programme Inventer demain. Nous sommes une communauté en mouvement.

R. D. – Ce programme nous a permis de faire un pas de côté, avec une approche culturelle et participative de nos espaces. La notion « culturelle » est devenue un enjeu central dans nos activités, qui deviendra un quatrième axe de développement. C’est un pas de côté avec d’autres. D’autres acteurs vont entrer dans « la danse de l’émancipation » avec nous.

S. R. – S’autoriser à penser autrement et aller plus loin dans le temps et en ambition, c’est ce qui nous permet de faire ce programme. Car nous avons une expertise collective grâce à la force de la communauté.

Qu’attendez-vous aujourd’hui des acteurs publics (État, services déconcentrés, collectivités locales) dans leur capacité à changer les choses ? Comment les ACDC peuvent-ils bousculer ou provoquer du changement au sein des institutions ?

S. R. – Cela fait plus de dix ans que nous expérimentons, que nous déployons, mais je pense qu’il y a finalement un intérêt et une volonté quelque part (avec des financements) de faire autrement côté État, et de traduire cet autrement par des évolutions réglementaires. Côté collectivités et administrations territoriales, nous arrivons à mobiliser des financements territoriaux pour faire les choses autrement. En regardant aussi ce que ça va produire, en s’appuyant sur de l’ancienneté et de l’expérience. Nous travaillons dans une démarche partenariale, nous associons des acteurs territoriaux au pilotage des projets, au suivi, aux choix.

R. D. – Aujourd’hui, ce programme nous permet d’être un espace collaboratif, mais aussi dans la lutte pour les droits et la considération des plus précaires. Il nous donne aussi une légitimité en tant qu’acteur du changement : quand nous arrivons dans une collectivité, nous pouvons rester dans une relation de partenariat, et non pas de prestataire. C’est important : nous avons un poids et une légitimité, car c’est un programme au long cours. Dans d’autres territoires, cela ne se passe pas comme cela.

Dans l’univers de l’économie sociale et solidaire (ESS), de l’innovation sociale et des fondations, on a longtemps parlé de « changement d’échelle ». Vos réflexions actuellement sur le changement systémique sont-elles dans le prolongement ? Quelles différences voyez-vous entre le changement d’échelle et l’approche systémique ?

M. B. H. – L’approche systémique va inviter à se réinterroger sur pourquoi les problèmes persistent. L’approche systémique, c’est d’aller chercher les problèmes à la racine.

R. D. – Avec ce programme, nous sommes aussi dans la notion d’archipel, qui remet de l’horizontalité, entre partenaires. Comment partager et trouver des solutions ensemble, créer des communautés d’intérêts, de pensées et de valeurs.

M. B. H. – L’objectif est finalement de requestionner ce qui fonctionne et d’amener le collectif à travailler différemment.

En quoi le programme ACDC va-t-il agir sur la théorie de changement que porte la Fondation de France à l’avenir ?

M. B. H. – Le programme entre dans sa quatrième année et se terminera fin 2025. Il a effectivement vocation à préfigurer ce que pourrait être la Fondation de France demain. Il joue un peu le rôle de laboratoire de recherche et développement de la fondation. Avec un budget de 3 à 4 millions d’euros par an, Inventer demain défriche les nouvelles pratiques, et les ACDC y contribuent.

Pour aller plus loin

« Inventer Demain. Apprentissages croisés des acteurs clés du changement », 2024, Fondation de France.

  1. Depuis 2013, la SCOP Ellyx conseille et accompagne les acteurs de la société, collectivités, institutions, associations, entreprises, collectifs d’acteurs et citoyens dans la résolution de problématiques sociales. Emploi, éducation, environnement, insertion, mobilité ou santé, etc., quel que soit le secteur d’intervention, ils envisagent l’innovation sociale comme un moyen pour imaginer et expérimenter des solutions inédites pour la société dans son ensemble.
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