L’essor de médiation, rançon de la complexité ?

Le 17 juin 2019

La création d’un Médiateur de la République, autorité administrative indépendante, en 1973 a ouvert en France le champ de la médiation entre citoyens, administrations et services publics. Depuis, les fonctions de médiation se sont multipliées dans les institutions publiques, les ministères, les entreprises publiques…. Le rôle croissant de la médiation dans le règlement des conflits entre citoyens et administrations est consacré par la loi de « modernisation de la justice du XXIe siècle » promulguée le 18 novembre 2016. Désormais, la présence d’un Médiateur est obligatoire dans les organismes de Sécurité sociale. La plupart des grandes villes – à l’exception notable de Lyon- ont également choisi de s’adjoindre un médiateur, ainsi qu’une soixantaine de collectivités locales.

En réponse à une demande de l’Assemblée nationale, qui s’apprêtait à publier début juillet un rapport sur les dispositifs de médiation ayant émergé ces dernières années, France Stratégie a réuni en avril dernier une centaine de personnes pour débattre de ces dispositifs, des difficultés et préoccupations des différents acteurs, ainsi que des axes d’amélioration.

Un émiettement des dispositifs de médiation

Premier constat : celui d’un émiettement des dispositifs. « Aujourd’hui, la médiation concerne tous les domaines de la vie des personnes, on a dégainé dans tous les sens une mosaïque de médiateurs, une situation assez caractéristique de la France », déplore Hervé Carré, médiateur de la ville d’Angers et du Conseil départemental de Maine-et-Loire, et également Président de l’Association des médiateurs des collectivités territoriales. « Entre le Médiateur des droits, ceux des collectivités locales, le médiateur de Pôle Emploi, celui de la Caisse d’Allocations familiales, des services de Sécurité sociale des services fiscaux, et encore bien d’autres, les gens ne savent plus très bien où s’orienter…et cela peut être un obstacle à la médiation ».

L’accès à l’information elle-même autour du médiateur n’est pas si limpide. Comment savoir que le médiateur existe dans une institution ? Comment l’usager en difficulté peut-il le saisir, que peut-il attendre de son intervention ? Face à un public souvent peu rompu aux arcanes administratives, les questions les plus simples peuvent se révéler complexes. Faut-il créer une permanence physique pour faciliter l’accès au médiateur à un public peu ou pas digitalisé ? Dans ce cas, comment résoudre le problème de l’éloignement géographique ? Faut-il favoriser les saisines en ligne, au risque de perdre ce même public ? Et cela alors que, comme le pointe le médiateur de Pôle Emploi, Jean-Louis Walter, « beaucoup de saisines sont le fait de personnes qui ont des difficultés avec la dématérialisation ».

Rapprocher les administrations de leurs usagers

La multiplication des médiateurs traduit en tout état de cause un véritable besoin de rapprocher les administrations et les services publics de leurs usagers, et de faire preuve de créativité dans la résolution des difficultés rencontrées. « Le médiateur vient pallier un déséquilibre presque structurel, celui du pot de fer contre le pot de terre », estime Hervé Carré. Un point de vue que Christine Jouhannaud, Directrice du Pôle Protection des Droits – Affaires publiques auprès du Défenseur des droits, corrobore : le recours croissant aux services du Défenseur des droits trahit quelque chose : les gens sont perdus, notamment dans les territoires. Il n’y a plus de guichets de services publics, tout se fait par internet et il faut leur montrer le chemin ».

Un besoin de pédagogie pour expliquer les décisions administratives

L’expérience montre que le médiateur n’est pas sollicité uniquement pour résoudre des conflits inextricables, mais parfois plus prosaïquement pour expliquer aux usagers une décision à laquelle ils n’entendent goutte. « Notre rôle peut aussi être d’apporter plus de réponses et d’explications, de faire de la pédagogie pour les allocataires perdus face à une réglementation très complexe », souligne Catherine Duchemin à la CNAF. À Pôle Emploi, 60% des saisines portent sur des questions d’indemnisation : « Il y a beaucoup d’incompréhensions, confirme Jean-Louis Walter. La grande source de difficultés vient du fait que la convention d’assurance chômage évolue tous les deux ans…Cela crée une complexité difficile à gérer » pour les ayants droits qui ne peuvent s’y retrouver dans les différentes règles successives. À cette difficulté s’ajoute celle du jargon propre aux administrations et à la manière dont les décisions sont notifiées.  « Je mets un soin particulier à appauvrir le langage », affirme même Christophe Baulinet, médiateur du ministère des finances et des comptes publics et du ministère de l’économie et du numérique. Une dimension essentielle du rôle des médiateurs est celle de la connaissance intime de la culture des services pour lesquels ils agissent : « Je n’ai pas de lien organique avec les administrations avec lesquelles je travaille, mais je connais leur culture et je parle leur langue », poursuit-il.

Le succès de la médiation s’explique aussi par les difficultés d’accès la justice ou la peur de devoir aller devant le juge. « Beaucoup de gens disent d’emblée ne pas vouloir aller au contentieux, de plus ils ne veulent pas prendre un avocat pour des raisons de coût et de délais », relève Christine Jouhannaud. D’une autre nature que la justice, la médiation, outre qu’elle est gratuite, est plus rassurante. « En venant à nous, les gens ont le sentiment de s’adresser à un tiers » ajoute-t-elle.  « Ils ont le sentiment qu’on a regardé leur dossier, et c’est déjà beaucoup », renchérit C. Baulinet.

Renouer le dialogue avec l’administré

De sorte que le discours qui consiste à dire que la médiation a pour rôle de désengorger les tribunaux n’est pas totalement juste.  « Elle a aussi pour rôle d’apporter une autre réponse que celle formulée par les termes du droit, elle ne s’appuie pas sur les mêmes ressorts que la justice. Le fait est qu’il y a un dialogue, un échange. Cela décale le regard, et pour le citoyen le dénouement arrive plus vite. Les administrés n’ont pas affaire à la Justice dans toute sa majesté, c’est moins intimidant ». Parfois, c’est l’administration publique elle-même qui provoque le recours à la justice, comme l’explique Christophe Baulinet : « Sur certaines questions juridiques très pointues, l’administration veut absolument aller au contentieux pour avoir une décision définitive et trancher le sujet ». De son côté la justice se tourne de plus en plus souvent vers les dispositifs de médiation, lorsqu’elle estime qu’ils sont plus légitimes ou compétents sur un sujet. Un positionnement qui louvoie entre deux écueils : celui où les usagers désorientés saisiraient le médiateur à tout bout de champ, pour une seule question de compréhension ou un conflit à peine amorcé, au risque d’ôter à la fonction sa spécificité et son intérêt ; ou celui où la médiation deviendrait un supplétif de la justice.

Le médiateur, une fonction en mutation ?

Cette évolution en effet ne serait pas sans risque. Elle pose en tout état de cause la question de la non-impartialité des médiateurs et celle de la rupture éventuelle de l’égalité de traitement des citoyens devant la justice. La frontière parfois tenue entre les deux mondes pose une réelle exigence. Alors que les procédures de désignation, là encore, varient selon les administrations ou les services publics, tout comme le lien d’indépendance des médiateurs et les modalités de fonctionnement, la question n’est pas simple à résoudre. D’autres se posent : les conditions d’exercice de leurs fonctions, la qualification, l’existence d’un cadre de pratiques communes et d’une déontologie. Faut-il « labelliser » les médiateurs ? La réponse n’est pas tranchée mais en attendant ils bénéficient pour la plupart d’une formation spécifique, socle commun de compétences et de pratiques. Mais comme l’a remarqué plus haut Christophe Baulinet, la formation est certes utile, voire nécessaire, mais insuffisante. Difficile d’être médiateur sans avoir la culture et les codes d’une administration et surtout sans avoir le bagage technique nécessaire à la bonne résolution des conflits. « Ma relation est bien une relation de tiers qui parle la langue de l’administration fiscale, sur les problèmes douaniers ou la comptabilité publique », insiste Christophe Baulinet. « Je suis capable de décrypter ce que qui se passe devant moi, et aussi de décrypter que l’on est arrivé à la limite de ce que l’administration peut faire ». Un savoir-faire qui est le fruit d’années de « terrain » et de connaissance intime des sujets traités par Bercy et qui en aucun cas ne peut être acquis sur les bancs d’une université.

Enfin, la médiation ne doit pas être utilisée pour pallier à toutes les insuffisances des services publics dans leur rapport aux usagers, et les incohérences de leur fonctionnement « ordinaire ». « Attention que la médiation ne vienne pas dispenser les services publics de se rénover et que les médiateurs ne soient que des techniciens de la complexité » met en garde Hervé Carré. « Les usagers ne sont plus en capacité de faire face à la montée de cette complexité et l’on en oublie l’enjeu de l’accessibilité ».

Les administrations ont sans doute intérêt à prendre appui sur les dossiers traités par les médiateurs pour améliorer leurs « relations clients » et limiter de ce fait le nombre de conflits ou de réclamations.  Ce qui est d’ailleurs déjà le cas dans certains services publics ou organismes, comme Pôle Emploi où la Direction générale prend en compte l’essentiel des recommandations de Jean-Louis Walter, mais pas partout. « La question, au fond, est de savoir comment améliorer le rapport aux citoyens et comment améliorer la qualité du service rendu », conclut Hervé Carré. Une question qui dépasse largement celle de la médiation.

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