Web
ExpertisesMarion Roth : «La consultation numérique relève plutôt d’un sondage que d’un réel processus délibératif»
Marion Roth est directrice de Décider ensemble, un think tank sur la démocratie participative qui organise les 11, 12 et 13 mars les Rencontres nationales de la participation citoyenne, le rendez-vous annuel des professionnels et praticiens non-professionnels de la concertation. Plus de 700 experts, militants, praticiens et citoyens exploreront durant trois jours les effets des outils et dispositifs participatifs sur le monde d’aujourd’hui et de demain, en pleine actualité du Grand débat national et alors que de prochaines échéances électorales se profilent.
Partenaire média de l'évènement, Horizons publics sortira pour l'occasion avec le think tank Décider Ensemble un hors-série inédit intitulé "Participation citoyenne : un nouveau souffle ?". Cet entretien, qui ouvre ce numéro spécial, revient sur les limites du Grand débat national et les enjeux de la participation citoyenne dans l'après-crise des gilets jaunes.
Quels sont les objectifs et les missions de l’association Décider ensemble que vous dirigez ?
Décider ensemble est un think tank, créé il y a plus de dix ans, avec pour objectif de créer un espace de dialogue entre les acteurs engagés dans l’évolution des modes d’élaboration des décisions. Nous rassemblons actuellement une cinquantaine d’acteurs pluralistes : entreprises publiques et privées, associations d’élus, ONG, réseaux d’acteurs, praticiens de la
participation, Commission nationale du débat public (CNDB), universitaire et administrations d’État. Notre présidence est assurée par Bertrand Pancher, député de la Meuse et Matthieu Orphelin, député du Maine-et-Loire. Plus concrètement, nos actions s’organisent autour de quatre grands pôles : plaidoyer, production de ressources, diffusion et valorisation des expériences et de l’ingénierie afférentes à la participation citoyenne, activités réseaux réservés à nos membres et adhérents. En plus de cela, nous avons deux projets majeurs : les trophées de la participation et de la concertation et les Rencontres nationales de la participation, dont l’édition 2019 se déroule à Grenoble du 11 au 13 mars.
Au-delà d’une crise sociale, le mouvement des gilets jaunes est aussi une remise en cause très forte de la démocratie représentative et du fonctionnement de nos institutions. Quel est votre diagnostic en tant qu’acteur de la participation citoyenne ?
Depuis plusieurs années, notre démocratie, dans sa forme représentative, est régulièrement remise en cause. Si l’on prend les résultats de la dernière enquête menée par le CEVIPOF1, 85 % des personnes interrogées considèrent que les responsables politiques ne se préoccupent pas de ce que pensent les gens comme eux.
Comment en est-on arrivé là ? Plusieurs mécanismes peuvent expliquer cette situation :
- une professionnalisation de la classe politique issue massivement des catégories supérieures, qui se technocratisent et qui sont sociologiquement différentes du peuple entraînant une impression chez les citoyens que certains choix sont faits en « méconnaissance de la réalité de la vie » (suppression de l’ISF versus baisse des APL, par exemple) ;
- un sentiment de dilution de la représentation et du pouvoir à travers la multiplication des échelles territoriales qui, au lieu de renforcer la proximité du citoyen avec le pouvoir décentralisé, a au contraire accentué la distance préexistante ;
- l’avènement d’une ère post-démocratique dans laquelle les institutions républicaines continueraient d’exister sans pour autant que les décisions soient réellement prises en leur sein (rôle des agences indépendantes de notation, des lobbys, etc.) ;
- un mythe de l’élu providentiel avec cette idée que seul un élu, à la fois charismatique et technocrate, réussira à pallier les problèmes auxquels nous sommes confrontés. On observe donc une montée des espoirs et des promesses formulées lors des phases de campagnes puis une phase de désillusion lors de l’exercice du pouvoir. Cette désillusion est d’autant plus délétère que l’absence de canaux d’expression citoyenne démocratique et institutionnelle, en dehors des élections, ne permet pas aux citoyens de se sentir acteurs dans la conduite de leur pays.
Dès lors, on voit bien comment tout ceci concourt à la remise en cause de la démocratie représentative et à l’idée qu’un État dirigé par le peuple serait plus efficace.
Le Grand débat national, exercice de démocratie participative sans précédent à l’échelle nationale, est-il une opération de communication ou un vrai dispositif de participation citoyenne ?
Il s’agit tout d’abord, saluons-le, d’une démarche ambitieuse de participation de l’ensemble des Français sur des sujets variés. Si l’on regarde, cependant, un peu plus précisément la réalisation, des remarques sont à émettre. Quand on met en place un processus participatif, que l’on soit l’État, une collectivité ou une entreprise, il faut respecter un certain nombre de
règles éthiques pour en garantir la réussite. Parmi celles-ci, la transparence, l’équité et l’indépendance sont essentielles à son bon déroulement :
- la transparence porte tout d’abord sur les informations relatives au débat – il faut qu’elles soient claires, compréhensibles, honnêtes, que l’on connaisse leur provenance. Elle concerne aussi le cadre même du débat : qui va prendre la décision in fine, comment et sur quels critères ?
- l’équité des prises de parole permet à chaque personne, indépendamment de son statut, de s’exprimer et d’être assuré que ses propos seront traités de la même manière que ceux des autres.
- l’indépendance du débat. L’organisateur de la démarche de participation ne peut influer sur les propos émis, contrôler les informations transmises, etc. C’est un point essentiel de tout dispositif participatif. On ne peut «être juge et partie prenante».
Le Grand débat national pêche par plusieurs points : il n’a pour l’heure toujours pas annoncé les suites données et les critères qui permettront de retenir les mesures à mettre ou non en œuvre. D’autre part, même si l’on peut se féliciter de la nomination de cinq garants pour assurer l’indépendance et l’impartialité du débat, certains problèmes demeurent. Les questions présentes dans les questionnaires sont trop orientées, la présence du président de la République dans certains débats et ses prises de parole ne permettent ni de garantir une indépendance réelle, ni une équité des prises de parole.
Quel regard portez-vous également sur la méthode employée (préparation, durée, outils mis à disposition, choix des quatre thèmes imposés, etc.) ? Comment, et par qui, toutes les contributions vont-elles être traitées, synthétisées et analysées ?
Le temps de préparation a été très contraint. Rappelons-le, la Commission nationale du débat public (CNDP) n’a eu que quelques semaines pour établir une proposition de méthode.
La méthodologie retenue par le Gouvernement est intéressante par certains aspects : la mise à disposition de kits territoriaux permettant à chacun d’organiser sa propre réunion, les conférences régionales intégrant des citoyens tirés au sort, etc. La consultation numérique est en revanche très insatisfaisante en ce qu’elle relève plutôt d’un sondage que d’un réel processus délibératif. La suite du débat : traitement, analyse et synthèse est encore très floue.
Nous avons, pour notre part, co-élaborée avec la Fondation Nicolas Hulot (FNH), une proposition de méthode pour l’après-débat2. Nous avons fait un travail de lobbying auprès du Gouvernement pour qu’elle soit prise en compte.
« Vers un renouveau de la démocratie locale ? », c’est le thème de la troisième édition des Rencontres nationales de la participation citoyenne (11, 12 et 13 mars 2019 à Grenoble). Quel bilan tirez-vous de l’usage des outils de la participation citoyenne au niveau local ? La crise des Gilets jaunes a-t-elle donné une impulsion ?
Le renouveau de la démocratie locale questionné lors des rencontres, est moins lié à la crise des gilets jaunes – dont la majeure partie des revendications démocratiques se concentre d’ailleurs sur le niveau national – qu’à un changement de paradigme de la part des collectivités.
En effet, certaines d’entre elles, très en pointe sur les processus de participation (Grenoble, Nantes, Paris, Rennes, pour ne citer qu’elles), ont fait le pari de s’engager réellement dans plus de dialogue avec les citoyens. Elles ont entraîné dans leur sillage, tout un ensemble d’autres collectivités jusqu’alors peu investies sur ces sujets. Si l’on prend l’exemple du budget participatif, c’est particulièrement flagrant. On observe une augmentation du nombre de budgets participatifs en France à partir du moment où la mairie de Paris s’y engage et fait une énorme communication positive dessus. À côté de ces collectivités engagées, on a tout un panel qui cherche à faire de la participation, – par choix, par réponse à une demande citoyenne ou par effet de communication – sans réellement savoir comment s’y prendre et bien identifier l’ingénierie requise. L’enjeu consiste désormais à aller chercher ces collectivités et leur fournir tout un ensemble de ressources pour une meilleure mise en œuvre des processus participatifs.
Quels sont les dispositifs de participation citoyenne qui fonctionnent bien à l’échelle locale ? Nationale ?
On a trop souvent tendance à penser que la participation citoyenne s’apparente à la proximité et à cantonner les citoyens dans une simple gestion de problématiques micro-locales et à faible enjeu stratégique.
En réalité, plus on inclut les citoyens dans des démarches stratégiques, à condition qu’il y ait une réelle attente de la part du commanditaire, et plus on a de chances d’assurer la réussite de son mécanisme. N’importe quel outil, s’il a un impact direct sur la décision finale est un bon outil.
D’un point de vue plus pratique, les budgets participatifs fonctionnent plutôt bien, de même que tous les mécanismes délibératifs à l’instar des jurys citoyens, conférence de consensus, etc.
Comment mieux faire participer les publics invisibles (sans-abri, détenus, réfugiés, etc.) ?
Pour permettre aux publics invisibles de participer, il faudrait déjà leur donner la possibilité d’être reconnus symboliquement par les instances qui concertent et les informer de leur droit à être entendu. Pourquoi, alors que peu de prisonniers sont déchus de leur droit civique, n’équipe-t-on pas les prisons d’urnes les jours de vote ? Par ailleurs, si l’on parle de mécanismes de mobilisation, l’une des solutions intéressantes consiste à démultiplier les canaux sur lesquels la participation se repose : mêler présentiel et numérique, aller au-devant du citoyen au lieu d’attendre qu’il vienne à nous, etc. Il faut aussi mieux penser l’intégration des relais locaux, bien connus des habitants et ancrés dans le territoire. Ils peuvent être de bons
vecteurs de mobilisation et surtout de conseils dans les approches à mener envers ces types de publics.
1. Centre d’études de la vie politique française.
2. FNH et Décider ensemble, « Grand débat national, et après le 15 mars ? 3 propositions pour qu’il débouche sur des engagements concrets », communiqué de presse, 28 janv. 2019.
Vers un renouveau de la démocratie locale ?
C’est le thème de la troisième édition des Rencontres nationales de la participation citoyenne (11, 12 et 13 mars 2019 à Grenoble), le rendez-vous annuel des professionnels et praticiens non-professionnels de la concertation.
Horizons publics s'est donc tout naturellement associé à Décider Ensemble pour vous proposer lors de l'évènement un hors-série thématique inédit intitulé "Participation citoyenne : un nouveau souffle ?". Parution le 11 mars prochain.
Pour s'inscrire : https://www.rencontres-participation.fr/page/204592-inscription-et-tarifs
Pour consulter le programme complet