Arnaud Bontemps : « Reconstruire des services publics qui répondent aux besoins des gens : plus qu’un slogan, ce serait un véritable renversement de perspective »

Arnaud Bontemps
Arnaud Bontemps est co-porte-parole du collectif Nos services publics.
©DR
Le 6 octobre 2023

Le collectif Nos Services publics a publié le 14 septembre 2023 un rapport qui fera date sur l'état des services publics en France. Il dresse un constat alarmant sur "les conséquences d'un décalage croissant entre les besoins sociaux et les moyens des services publics : développement des inégalités, espace grandissant pour le secteur privé, et ruptures avec les agents publics comme avec la population". 

 

Initié en janvier 2023, ce rapport est le fruit d’un travail collectif qui a rassemblé plus d’une centaine de personnes aux positionnements et expériences très différents : agents du service public, chercheuses et chercheurs, expertes et experts des secteurs concernés, citoyennes et citoyens, etc. Le collectif Nos services publics les a rassemblées pour leur expertise sectorielle et pour la pluralité de leurs points de vue, à l’interface entre la réalité vécue par les usagers des services publics, le travail des agents publics, les enjeux qui président à la conception et la mise en oeuvre des politiques publiques et les grandes questions de recherche dans chacun des champs concernés.

 

Pour Arnaud Bontemps, co-porte-parole du collectif, l’ambition de ce rapport est de jeter les bases d’un débat qu’il n’est plus possible d’éviter.

Le collectif Nos services Publics vient de faire paraître son rapport sur l’état des services publics en France**. Pourquoi une telle démarche ?

Arnaud Bontemps - Nous avons souhaité apporter notre contribution à faire sortir le pays du débat « plus de fonctionnaires, moins de fonctionnaires, plus de moyens, moins de moyens pour les services publics » alors qu’en fait il n’y a pas moins de fonctionnaires, leur nombre a même augmenté dans les 20 dernières années, ni de moins de dépenses publiques ! En fait ce paradoxe cache des situations très inégales selon les services publics et au sein de chacun d’entre eux. Surtout c’est un débat stérile qui se positionne essentiellement à un niveau technique, entre politiques, experts et économistes, mais qui ne prend pas en compte l’essentiel à savoir les besoins de la population et le rôle que l’on souhaite voir les services publics jouer dans la société. Le ressenti de délabrement, de dégradation exprimée par les citoyens à l’égard des services publics et le sentiment de perte de sens dans leur travail rapporté par de très nombreux fonctionnaires montrent un contexte de tension croissante au quotidien.

Nous avons souhaité objectiver cette situation en posant un diagnostic documenté et transversal sur les principales évolutions des services publics en matière de santé, d’éducation, de transport, de justice et de sécurité aux cours de ces dernières années ainsi que de leur fonctionnement et des finances publiques.

Ce rapport, une première pour le collectif Nos services publics, propose pour se faire un point de départ nouveau : les évolutions démographiques, sociales, environnementales ou encore technologiques qui ont transformé les besoins de la population.

Rapport sur l'état des services publics

Ces besoins ne sont-ils pas pris en compte dans l’élaboration des politiques publiques ?

Arnaud Bontemps - Aussi surprenant que cela puisse paraître, et les praticiennes et praticiens des politiques publiques que nous sommes le savent bien, on interroge rarement les besoins de la population lorsque l’on met en place des politiques publiques. Notre point de départ est bien plus souvent la contrainte de réforme « à moyens constants », voire des objectifs d’économie budgétaire. Dès lors, lorsque l’on examine attentivement les transformations de la société sur le temps long, on constate que l’écart entre les besoins de la population et les réponses des services publics tend à s’accroître, car les moyens augmentent moins vite que les besoins. Notre approche à ce titre est le temps long, qui est le temps des évolutions sociales, mais trop rarement le temps du politique.

En matière d’éducation par exemple, la proportion de bacheliers dans une génération était de 25 % en 1980 ; elle s’élève à 80 % depuis le début des années 2020. Mais dans le même temps, les inégalités se sont déplacées : elles se situaient sur le niveau du diplôme, elles se situent aujourd’hui largement autour de la filière suivie, la filière professionnelle accueillant massivement les enfants de parents non diplômés.

En matière de santé les maladies chroniques ont progressé de 30 % en 10 ans, sans que notre système de santé ne se soit adapté en conséquence, en particulier le système de soins de ville qui reste centré sur des médecins généralistes payés à l’acte et dont le nombre n’a pas augmenté.

En matière de transport, la désindustrialisation a poussé l’emploi vers les métropoles, ce qui oblige les personnes vivant hors des grands centres urbains à parcourir au quotidien beaucoup de kilomètres ne serait-ce que pour aller travailler. 90 % des trajets domicile-travail de plus de 10km sont effectués en voiture en dehors de la région parisienne, contribuant massivement à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre. Alors que les transports représentent le tiers des émissions nationales de gaz à effet de serre et sont constituées principalement des émissions dues à la voiture, il est urgent de repenser la localisation des activités et notre rapport à la mobilité, face à l’urgence écologique.

Depuis quelques années, l’impératif d’accueil des femmes victimes de violences sexistes et sexuelles s’est imposé comme une priorité dans la société, engendrant des besoins importants de prises en charge, sans que les services publics de la police et de la justice ne se soient adaptés en conséquence pour être à la hauteur de ce besoin social.

Nous proposons dans ce rapport une qualification de ce que nous appelons les besoins sociaux. Faire cette première définition au sein de l’espace public, c’est de fait proposer de redonner une forme de boussole aux services publics, de redonner des priorités à l’action publique et d’essayer d’en faire l’enjeu principal du débat public.

En ce sens le rapport sur l’état des services publics souhaite lancer le débat sur la place publique avec tous les acteurs concernés : agents publics, chercheurs et chercheuses, politiques, citoyennes et citoyens.

Quelles sont justement les conséquences du fossé entre besoins et moyens décrit dans le rapport du collectif ?

Arnaud Bontemps - Nous en avons dénombré trois à savoir un accroissement des inégalités dans la société et d’accès au service public ; une rupture entre les services publics d’une part et les citoyens et les agents publics d’autre part, et ce que nous qualifions de « désocialisation » de la réponse aux besoins : un développement du secteur privé qui a pour effet de déstabiliser le secteur public.

S’agissant des inégalités, la dématérialisation des procédures, parce qu’elle s’est accompagnée par une diminution des implantations territoriales de l’État, s‘est traduite par des difficultés, voire des ruptures d’accès aux droits pour une partie importante de la population éloignée du numérique.

En matière médicale, il s’agit cette fois d’inégalités géographiques : dans les dix dernières années, 10 départements au-dessus de la moyenne nationale ont vu leur nombre de médecins par habitant augmenter alors que 48 départements en-dessous de la moyenne nationale voyaient leur nombre de médecins par habitant diminuer.

S’agissant du recours croissant au secteur privé, l’éducation et la santé en constituent des exemples parlants. Les écoles privées sous contrat progressent peu en capacités d’accueil mais scolarisent une part croissante d’enfants de familles à fort capital culturel alors que la part des enfants de familles issues de milieux défavorisés y a reculé. Les cliniques privées augmentent leur nombre de places sur les activités rentables et programmables telles que la chirurgie ambulatoire, au détriment des urgences et des soins lourds, comme la réanimation, laissés aux hôpitaux publics. Le plus paradoxal est que ce développement du secteur privé s’effectue grâce à des financements...publics ! En réalité le secteur privé n’est pas « plus efficace » que le public : il ne fait simplement pas le même métier. Par construction, il se concentre sur ce qui est solvable alors que le secteur public a pour richesse sa mission d’accueil inconditionnel.

Enfin les rapports entre les agents publics et les citoyens se dégradent car les réponses aux besoins de la population ont été négligé au profit d‘objectifs de diminution des dépenses publiques et de gestion à court terme.

Ne nous étonnons pas dès lors que la fonction publique attire de moins en moins : depuis 25 ans le nombre de candidats aux concours de la fonction publique a été divisé par quatre. À cela s’ajoute une stagnation en moyenne depuis 2009 de la rémunération réelle des fonctionnaires alors que l’augmentation des salaires dans le privé était en moyenne de 13 % sur la même période.

Vous mentionnez dans le rapport l’effet des baisses d’impôts, soit 50 milliards, amorcée depuis le précédent quinquennat, qui engendre un accroissement du manque à gagner en termes de ressources publiques. Mais n’est-ce pas un autre paradoxe : les français ne veulent-ils pas en même temps des baisses d’impôts et un niveau de protection élevé ?

Arnaud Bontemps : Depuis une quinzaine d’années de fortes contraintes ont été mis sur les moyens humains et financier avec une double injonction : moins d’impôts, moins de fonctionnaires. On entend parfois véhiculer cette idée que les Français réclameraient moins d’impôts. Sauf qu’il existe un fort décalage entre ces positions et des sondages tels que celui de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES), qui demande régulièrement aux habitantes et habitants s’ils souhaitent payer moins d’impôts, dans l’hypothèse où cela engendrait une diminution de la protection sociale ou des services publics : lors des dernières éditions, 60% des sondés ont répondu non à cette question !

Réponse collective aux défis qui nous attendent avec pour objectif prioritaire pour les services publics de répondre aux besoins de la population ou prise en charge par les sphères individuelles ou privé : nous sommes confrontés à un véritable choix de société. Allons-nous enfin trancher ?

Arnaud Bontemps - Nous avons effectivement un choix de société à faire. Prenons la transition écologique : il va falloir investir entre 25 et 70 milliards d’euros par an d’ici 2030. Or la trajectoire des finances publiques est orientée vers une baisse des dépenses publiques et des baisses d’impôts, donc une réduction des moyens pour face aux investissements nécessaires à la transition écologique et pour la capacité des services publics à s’adapter aux besoins de la population. Au moins avant de prendre des décisions convient-il de débattre de ces sujets, tant avec les citoyens qu’au sein de la fonction publique, en toute connaissance de cause avec une vision à long terme en repolitisant au sens noble du terme les enjeux en cause.

C’est, nous l’espérons, un point de départ.

Pour aller encore plus loin, il sera nécessaire de lever deux verrous : celui des moyens financiers et humains et celui de la parole des agents.

En effet, les services publics fonctionnent encore de manière très descendante, et s’appuient sur le principe d’obéissance des agents considérés comme des exécutants des politiques publiques dépolitisés. L’écoute et la confiance envers les agents est un préalable au fait de partir des besoins de la population, en fixant avec eux et aussi les citoyens des objectifs de politique publique.

Avez-vous le sentiment d’être entendu ?

Arnaud Bontemps - La première grande présentation publique du rapport a eu lieu le mardi 26 septembre à L’Assemblée nationale, mettant en débat notre analyse avec des député.e.s de la Nupes ou de la majorité présidentielle, avec des syndicalistes, avec des chercheurs et chercheuses comme avec des représentant.e.s de l’administration : le Conseil d’État était ainsi présent afin de confronter notre diagnostic avec celui de leur dernière étude annuelle sur le « dernier kilomètre ». Et avec des convergences impressionnantes entre les diagnostics !

Ce rapport sur l’état des services publics nous permet d’outiller et de provoquer des débats, et nous sommes en train d’en organiser un peu partout en France.

Les services publics sont un thème très concret et très quotidien pour les citoyens : les questions du bien-être des enfants, grand impensé du système scolaire, ou encore du lien entre la police et les citoyens, concernent l’ensemble de notre société.

Je pense que le débat public en train de monter sur tous ces sujets montre un véritable attachement à une certaine idée de l’État dans le pays, ainsi qu’à une vision des services publics qui joueraient un rôle universel, et non seulement de présence pour les plus pauvres. Combien de temps encore cette confiance symbolique va-t-elle tenir face aux expériences quotidiennes difficiles vécues par les citoyens avant de se muer en une défiance généralisée ?

On retrouve le même phénomène chez les agents publics  : ils ont en général une conscience aigüe de leur mission au service de l’intérêt général, impliquant des réponses aux besoins de la population mais qui ne peuvent plus aujourd’hui être apportées dans des conditions satisfaisantes.

Paradoxalement, et c’est notre pari, les débats qui montent sur les services publics et la perte de sens de leur mission sont l’occasion de reprendre conscience de leur caractère indispensable dans notre société.

Nous souhaitons en faire un point d’appui pour reconstruire des services publics qui répondent aux besoins des gens : plus qu’un slogan, ce serait un véritable renversement de perspective.

Avec ce rapport comme avec l’activité du collectif en général, nous essayons d’en poser quelques bases concrètes.

Que pensez dès lors des diverses innovations notamment en termes d’organisation menées au sein de la fonction publique ?

Arnaud Bontemps - On expérimente, on innove et c’est très bien : il va falloir continuer à le faire. Mais attention à ne pas se tromper de diagnostic : les services publics n’ont pas besoin de changements à la marge mais de transformer le cœur de la machine. Pour le moment on continue à emmener le paquebot droit vers l’iceberg ! Il ne suffit pas de créer du dialogue, encore faut-il partager le pouvoir de décision...

Ce que l'état de nos services publics dit de la France

Articulé autour de cinq chapitres thématiques, ce rapport sur l’état des services publics retrace ainsi le développement des principaux services publics - santé, éducation, transports, justice et sécurité, fonctionnement et finances publiques - au vu de ces besoins sociaux et de leurs transformations, depuis le début des années 1980 - pour autant que les données disponibles le permettent. S’ancrant dans le temps long, il propose un récit lucide et argumenté des évolutions de la société française, par le prisme de ses services publics. En complément des analyses propres à chacune des cinq thématiques traitées dans les chapitres de ce rapport, la lecture des évolutions des services publics dans l’ensemble des secteurs étudiés permet de dégager cinq enseignements généraux :

  1. Au cours des dernières décennies, les besoins sociaux ont augmenté et évolué, souvent d’ailleurs du fait de la réussite, de l’échec ou des effets imprévus des politiques publiques passées (croissance démographique, allongement de l’espérance de vie, etc.). Les défis d’avenir - la transition écologique au premier rang - feront encore croître les sollicitations adressées au service public dans les prochaines années et les défis auxquels la société sera confrontée.
     
  2. Si les services publics ont été amenés à s’adapter pour répondre à l’évolution de ces besoins, les efforts engagés ont été insuffisants pour les prendre en charge de manière satisfaisante. Bien qu’ils aient été sporadiquement renforcés - le nombre de fonctionnaires a par exemple augmenté dans les vingt dernières années - les moyens des services publics augmentent depuis vingt ans moins rapidement que les besoins sociaux, et l’écart entre les premiers et les seconds tend à s’aggraver. La répartition de ces moyens, qui est le reflet des priorités politiques successives, reste souvent centrée sur des problématiques accessoires, souvent plus visibles politiquement, ou en décalage par rapport aux évolutions de la société et aux attentes de la population.
     
  3. Cet écart croissant entre les besoins de la population et les services publics conduit à l’existence, dans tous les secteurs, d’un espace grandissant pour une offre privée, désocialisée, de prise en charge des besoins. Fortement subventionnés, voire totalement solvabilisés par la puissance publique, ces services privés se développent sur des segments précis : les enfants de familles à fort capital culturel dans les écoles privées sous contrat, ou encore les actes médicaux les plus facilement programmables dans les cliniques privées.
     
  4. Les inégalités sociales et géographiques dans l’accès aux principaux services publics, voire dans le traitement des différents publics par l’action publique, ont connu une augmentation dans tous les secteurs. Les services publics sont également de moins en moins à même de remplir leur mission de réduction des inégalités dans la société.
     
  5. Impensé majeur de ces évolutions des services publics, le rapport des citoyens aux services publics se dégrade. Si l’attachement de la population aux grands services publics est réel, la confiance pratique qu’elle accorde à ces services est amoindrie. Les agents publics assistent, au premier rang, à cette détérioration du lien entre services publics et population, autant qu’ils en subissent directement les conséquences dans leur travail.

Source : Extrait de la synthèse du rapport sur l'état des services publics, p.7

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