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Éric Ferrand: « Réhumaniser l’administration est une priorité démocratique »

Éric Ferrand, Médiateur de la ville de Paris
Éric Ferrand, Médiateur de la ville de Paris
©©Ville de Paris
Le 26 juin 2023

Logement, aides sociales, transport, voirie, sport, état civil, culture… Sur quantité de sujets, en cas de litige avec un service de la ville ou sans réponse de sa part, un administré peut faire appel au Médiateur de la ville de Paris. Premier à avoir été créé par une collectivité locale, doté d’un statut indépendant et neutre, il recherche une solution et apporte une réponse détaillée. Évitant d’aller devant la justice, il propose un recours amiable, gratuit et confidentiel.

 

Entretien avec le titulaire du poste, Éric Ferrand, en place depuis 2014. Il insiste sur l’importance de recevoir physiquement les personnes et d’éviter les réponses administratives froides, souvent incompréhensibles et vécues comme du mépris.

Tout d’abord, en quoi consiste la médiation ?

Elle relève plus d’une tradition anglo-saxonne qui consiste à rechercher un règlement amiable pour tout litige d’une personne avec l’administration. En France, la médiation ne fait pas partie de notre culture. Restant méconnue et faisant parfois peur, elle est venue chez nous assez tardivement.

Les collectivités peuvent avoir le sentiment que les médiateurs institutionnels indépendants vont remettre en cause les réglementations et les décisions locales. Ces réticences viennent plutôt des petites et moyennes communes. Le maire se sent à juste titre proche de ses administrés et avoir un tiers jouant la mouche du coche peut être vécu comme déstabilisant.

Toutes les demandes sont recevables. Nous répondons à l’ensemble des sollicitations même lorsqu’elles ne relèvent pas de notre compétence.

Paris est la première ville à s’être dotée d’un médiateur. Pourquoi ?

Le poste de médiateur a été créé à Paris dès 1977 par Jacques Chirac mais il était occupé par un adjoint au maire. Un problème car il se trouvait totalement lié à l’exécutif. Bertrand Delanoë a reproduit le modèle mais en constatant rapidement la limite de l’exercice. Une mission de la médiation a été créée puis un statut du médiateur, personnalité qualifiée et totalement indépendante de l’exécutif et de l’administration, a été voté à l’unanimité en 2008. Claire Brisset, ancienne défenseure des enfants, a été la première à occuper le poste. J’ai pris sa suite en étant nommé par la maire de Paris en 2014.

Depuis 2008, la ville accepte donc d’avoir au sein de son organisation un médiateur chargé d’entendre les administrés qui rencontrent des litiges, des interrogations ou des incompréhensions avec ses services mais aussi avec les établissements publics, les bailleurs sociaux, les Sem ou les caisses des écoles. Il peut être saisi gratuitement par tout usager qui s’estime lésé. Ayant les compétences d’une ville mais aussi d’un département, notre champ d’intervention est particulièrement large. Notre service est unique en France car nous recevons les personnes.

CHIFFRES CLÉS*

6300 entretiens réalisés

4000 dossiers traités

45 permanences (mairies d’arrondissement, points d’accès aux droits, maisons de justice et du droit)

50 bénévoles

200 demi-journées d’accueil par mois

20 000 échanges (courriers et mails) avec les requérants

70% de réponses favorables ou en partie favorables

*Chiffres issus du rapport d’activité 2022-2023 du Médiateur de la ville de Paris

Comment recevez-vous les administrés ?

A Paris, le choix a été fait de recourir à des bénévoles pour proposer un contact direct. Nous mettons l’accent sur l’écoute et la rencontre avec l’administré, suivies d’une procédure écrite avec l’administration. D’autres collectivités ne le veulent pas et se limitent à des procédures écrites. C’est même la situation la plus fréquente de la plupart des médiateurs qui sont institutionnels et ne rencontrent donc pas les plaignants. Dès ma prise de fonction, j’ai senti l’importance d’un contact physique avec les personnes. Pour cela, j’ai fait appel à des bénévoles qui sont souvent des retraités de la ville, de la gendarmerie, de la police, de la Poste, de l’éducation nationale ou du secteur privé. Je fais régulièrement appel aux bonnes volontés pour consacrer un peu de temps, une demie journée par semaine, à écouter les administrés et nous faire un compte-rendu.

Le contact humain explique le succès de notre dispositif que je souhaite encore amplifier. Toutes les administrations devraient proposer des services de réclamation recevant le public.

Ce réseau de bénévoles est-il important ?

Pas moins de 50 bénévoles sont présents dans 37 points de rencontre répartis dans toute la ville : les mairies d’arrondissement, les points d’accès aux droits, les maisons de justice et du droit, certains centres sociaux et centres d’animation. Nous aurons à partir de septembre un 38ème point de rencontre à l’Académie du climat, spécialisé sur les questions climatiques comme par exemple la rénovation énergétique des logements. S’y ajoutera un 39ème point de rencontre installé au Crédit municipal de Paris.

Deux tiers des requêtes passent par des bénévoles. Les administrés, même à l’aise avec l’écrit et Internet, préfèrent rencontrer une personne. Cette présence physique fait de plus en plus exception avec une dématérialisation croissante et un accueil téléphonique qui devient rare.

Grâce à notre réseau de bénévoles, nous proposons des rendez-vous qui peuvent durer 30 minutes et parfois même jusqu’à une heure pour des cas très particuliers. C’est la spécificité de notre dispositif. Aucun autre médiateur ne dispose d’autant de capacités pour rencontrer les administrés. Mais nous ne sommes pas encore assez connus. Ce qui fonctionne le mieux est le bouche-à-oreille, beaucoup plus efficace que les affiches et les flyers distribués dans les mairies d’arrondissement.

Combien de personnes sont-elles reçues ?

Seulement 5% de notre public font partie des CSP+. Si nous ne recevions pas ces personnes souvent en difficulté, elles n’auraient aucun lieu pour parler de leur problème ! Les motifs des requêtes concernent avant tout le logement mais aussi les déplacements et la verbalisation ou encore les prestations sociales. En 2022, 6300 entretiens ont été réalisés, ce qui est considérable ! 200 demies journées de permanences sont assurées chaque mois. Au total, sur l’année, nous avons géré 4000 dossiers et 20 000 échanges par courriers et mails. Cela représente beaucoup de travail.

Toutes les propositions que nous formulons proviennent du réel. Le confinement a révélé des problèmes qu’on ne voyait pas jusqu’alors. Je pense notamment aux tickets de piscine, d’une durée d’un an, qui n’étaient plus valables après cette période particulière. Nous avons eu des dizaines de litiges sur le sujet et je me suis tourné vers l’administration en lui soulignant que le système devait changer. Nous avons eu gain de cause sur tous les cas soulevés.

Quel est l’état d’esprit du public qui vous saisit ?

Il redoute bien souvent d’écrire à une administration et de ne pas avoir de réponse. Nous cherchons donc à réduire le fossé qui existe entre l’administré et les pouvoirs publics qui s’apparente trop souvent à la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Il s’agit d’une question démocratique. Je considère que toutes les demandes sont recevables. Nous répondons ainsi à l’ensemble des sollicitations même lorsqu’elles ne relèvent pas de notre compétence. 20% des demandes (écrites ou personnes venant nous voir) ne sont pas de notre ressort mais nous nous faisons un devoir de leur répondre, en leur indiquant au moins vers qui se tourner avec parfois un courrier d’accompagnement de notre part. Il nous arrive d’écrire à d’autres médiateurs comme celui de La Poste.

Les usagers ne connaissent pas forcément dans le détail les compétences de la ville de Paris et des autres administrations. Certaines se tournent aussi vers nous car elles savent qu’elles auront une réponse. Nous ne voulons laisser personne au bord de la route.

Quels sont vos résultats ?

Notre bilan est satisfaisant. 70% de nos réponses sont favorables ou en partie favorables. C’est l’exemple d’une locataire d’un bailleur social ayant eu un rappel de charges d’eau de 600 € : elle a contesté mais le bailleur n’a rien voulu entendre en se référant juste au relevé du compteur. J’ai eu plusieurs échanges avec lui en soulignant notamment les travaux de tuyauterie ayant eu lieu dans l’immeuble qui pouvaient peut-être expliquer la situation présente. Résultat : il a proposé de prendre 400 € à sa charge et 200 € à la charge de la locataire, et cela en payant en dix fois. Elle a accepté mais en râlant tout de même un peu !

Vous ressentez-vous comme un révélateur de certaines questions jamais traitées ?

Les situations nous étant soumises sont, en effet, souvent révélatrices de problèmes jamais vraiment exprimés. L’administration estime que certains cas ne concernent que très peu de personnes. Mais cela peut être juste la partie visible de l’iceberg, des signaux faibles à prendre absolument en compte pour ne pas susciter des frustrations et des colères. Je me bats pour qu’on regarde tous les dossiers et pour essayer d’en tirer une doctrine. Une réglementation doit se heurter au réel. Il faudrait instaurer une clause de revoyure, par exemple au bout de six mois. Notre culture d’évaluation ne s’appuie pas assez sur la vraie vie.

La réhumanisation de l’administration doit devenir une priorité démocratique. La médiation y contribue en proposant des espaces d’écoute et de recours. Ayant besoin avant tout d’être écoutées, les personnes ne doivent pas avoir l’impression d’être face à un mur et méprisées. Il y a urgence car ce ressenti ne cesse de s’accroître et peut constituer une fabrique à mécontentements !

Observez-vous plus de tension et d’agressivité ?

Oui, on le constate dans les courriers comme dans les remontées des bénévoles. Le phénomène existe beaucoup plus depuis la crise sanitaire. Pour la première fois, les bénévoles évoquent l’augmentation d’une certaine agressivité qui les inquiète un peu. Nous constatons aussi des courriers de plus en plus véhéments. Lorsque nous répondons qu’il n’y a pas eu de dysfonctionnement de l’administration sur un dossier, cela suscite parfois beaucoup d’agressivité. Ce comportement existe même pour des réponses en partie favorables.

Dans ce climat, faut-il continuer à recevoir les usagers ?

Oui bien sur car cela reste essentiel. Généralement, le contact et l’échange permettent de faire baisser la pression. Rencontrer la personne, c’est 50% de la résolution du problème. Souvent satisfaite d’être reçue aussi vite, elle ressent de l’humain et pas du techno. Elle comprend ce qu’on lui dit, bien loin de tous les acronymes et formulations totalement incompréhensibles des courriers administratifs. Certaines lettres types peuvent parfois être violentes et donc dangereuses. Je conseille régulièrement aux services d’ajouter dans leurs notices un paragraphe « cela veut dire que » après les divers visas administratifs et articles de loi trop souvent abscons.

Vous êtes sévère avec « la machine administrative »...

Plus d’une fois, elle constitue un rouleau compresseur. Son langage et sa raideur peuvent être les détonateurs d’une certaine colère. Nous souffrons également de tous ces robots et autres chatbots sur les sites internet publics comme privés qui fonctionnent juste avec des réponses types. Le contact humain explique tout le succès de notre dispositif que je souhaite encore amplifier. Toutes les administrations, nationales ou locales, devraient proposer des services de réclamation recevant le public. Au-delà d’apporter ce service, la médiation de Paris constitue un baromètre voire un lanceur d’alerte pour faire remonter à la ville des problèmes particuliers, comme par exemple la montée de la tension dans un quartier.

La médiation est un combat de tous les instants, notamment pour changer le langage et les réponses des administrations. Nous obtenons de petites victoires lorsqu’elles indiquent qu’un recours est possible auprès du médiateur de la ville de Paris en cas de difficulté ou de litige. C’était l’une de nos demandes et cela n’allait pas de soi pour elles !

Les services de la ville vous acceptent-ils ?

Progressivement, ils s’habituent à nous. Mais il faut de la ténacité ! Culturellement, les services ne sont pas très ouverts au regard d’une personne indépendante. Je pense au cas, en 2018, de la réforme à Paris du système de stationnement, notamment résidentiel. Pour ce dernier, il fallait comme justificatif la taxe d’habitation mais beaucoup de personnes n’en avaient pas comme les gardiens, les directeurs de collège ou d’hôpital… Subitement, ils n’ont plus eu le droit de bénéficier du stationnement résidentiel. Mes échanges avec l’administration ont été très compliqués car elle trouvait toutes sortes de raisons pour ne rien changer. Au final, non sans mal, cela a pu être modifié car j’ai été voir directement la maire de Paris. Une nouvelle délibération a été prise par la ville.

BIO-EXPRESS

-Médiateur de la ville de Paris depuis 2014

-Conseiller de la médiatrice de la ville de Paris (2010-2014)

-Président de la mission de préfiguration du Palais Brongniart (2008-2010)

-Conseiller de Paris et adjoint au maire chargé de l’éducation (2001-2008)

-Conseiller régional d’Ile-de-France (1997-2010)

-Conseiller de Paris et adjoint au maire du 11ème arrondissement chargé de l’éducation, de la petite enfance et du logement (1995-2001)

Quel est votre rôle concernant le comité d’éthique de la police municipale ?

La ville de Paris a créé, en février 2022, un comité d’éthique de la police municipale dont nous assurons le secrétariat. Chaque fois qu’une personne nous écrit sur un problème relatif à cette police, je la reçois systématiquement même si je ne suis pas membre du comité d’éthique. Là aussi, cela permet d’humaniser l’échange et de désamorcer les situations.

Par ailleurs, nous travaillons aussi avec le tribunal administratif. Depuis le 1er janvier 2017, son président peut proposer une médiation sur un certain nombre de sujets. A ce jour, nous avons déjà eu 80 dossiers.

Votre modèle est-il transposable ?

Oui. Ce besoin de médiation concerne toutes les collectivités locales et même les plus petites communes. Par exemple, Tulle [15 000 habitants, Corrèze] possède depuis des années un médiateur qui fonctionne bien. Un médiateur fournit une écoute qui n’est pas forcément celle du maire. Disposer d’un tiers permet à l’administré d’être plus libre dans son expression. Cela fait aussi remonter des problèmes à la connaissance du maire et de l’équipe municipale. Ce baromètre du ressenti de la population est essentiel.

Une association des médiateurs des collectivités

La première médiatrice de la ville de Paris, Claire Brisset, a créé, en 2013, l’association des médiateurs des collectivités territoriales (AMCT), lieu de formation et d’échanges de pratiques. Elle en regroupe aujourd’hui près de 60 présents pour l’essentiel dans des grandes villes, des départements et des régions. Première présidente de l’AMCT, Claire Brisset a incité à la création de médiateurs dans les collectivités avec une charte et des statuts identiques. Ayant aussi présidé l’AMCT, Éric Ferrand en est aujourd’hui le président d’honneur. Le titulaire actuel du poste est Christian Leyrit, médiateur du département de la Charente-Maritime et préfet de région honoraire. Il fait partie du nouveau Conseil national de la médiation (arrêté du 25 mai 2023).

En savoir plus sur www.amct-mediation.fr

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