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Organiser l'innovation... par la planification !

Le 13 mai 2018

Nicolas Rio défend une meilleure articulation entre innovation et planification. Cette dernière peut s’avérer un outil pertinent pour organiser l’innovation tout en préservant son agilité… à condition d’en mettre à jour les formats et les objectifs ! Pour illustrer son propos, il prend comme exemples l’expérimentation Carte blanche en cours à Cahors et l’appel à projet « Inventons la métropole du Grand Paris ».

Résumé

L’innovation publique est-elle en train de devenir victime de son succès ? La multiplication des expérimentations risque en effet de reproduire les travers qu’elle est censée combattre : perte de lisibilité de l’action publique, complexification du pilotage, uniformisation et empilement des dispositifs mis en place. Elle bute surtout sur la difficulté à hiérarchiser les priorités, entre une multitude d’expérimentations aux objets hétéroclites et aux impacts inégaux.

Pour éviter ces effets pervers, cet article plaide pour une meilleure articulation entre innovation et planification. Cette dernière peut s’avérer un outil pertinent pour organiser l’innovation tout en préservant son agilité… à condition d’en mettre à jour les formats et les objectifs ! En replaçant la question des finalités au centre du jeu, elle permet d’établir une boussole stable et collectivement discutée pour orienter la Carte blanche laissée aux acteurs de terrain et aux opérateurs privés.

 « Vous avez Carte blanche ! ». Cette invitation semble être le nouveau mot d’ordre de l’action publique, que ce soit à destination des fonctionnaires (voir le reportage en ouverture de ce dossier  sur l’expérimentation lancée à Cahors en décembre 2017 pour reconstruire les services publics dans les territoires) ou des opérateurs privés (comme en témoigne la généralisation des appels à projets urbains innovants). En desserrant l’étau réglementaire et en s’écartant des processus administratifs traditionnels, il s’agit de libérer les énergies et la créativité pour imaginer de nouveaux services au plus près des usagers.

La Carte blanche est bienvenue, car elle permet de rouvrir les marges de manœuvre face à l’inertie de l’action publique. Mais elle pose aussi la question du pilotage de l’innovation. Dans ce contexte, quel est le rôle de l’acteur public ? Sur quelle boussole l’innovation peut-elle s’appuyer ? Le terme de pilotage n’est sans doute pas le bon : trop centralisé et trop rigide, il s’adapte mal à un fonctionnement qui cherche au contraire à laisser la place à l’imprévu et à l’action collective.

Selon nous, l’enjeu consiste plutôt à organiser l’innovation in itinere pour amplifier ses effets et garantir la cohérence avec le reste des actions menées en situation d’incertitudes1. Du côté des collectivités comme de l’État, c’est bien la question de l’articulation entre l’innovation et la planification qui est posée.

1. Cet article s’appuie sur plusieurs travaux en cours qui abordent la question de l’innovation dans les territoires : le retour d’expérience mené sur l’appel à projet « Inventons la Métropole du Grand Paris » mené avec Vincent Josso et Lucille Greco ; une recherche sur le pilotage de l’expérimentation CISCO, place de la Nation par la Ville de Paris, avec Antoine Courmont pour la chaire « Villes et numérique de Sciences Po » ; et une étude exploratoire sur les nouveaux modèles économiques urbains conduite avec Isabelle Baraud-Serfaty et Clément Fourchy.

L’innovation vient-elle rendre la planification obsolète ?

L’innovation est souvent conçue en opposition à la planification et ses lourdeurs bureaucratiques supposées, comme le signale le terme de Carte blanche. Alors que la planification se focalise sur la règle, l’innovation met l’accent sur l’impact. C’est bien l’obligation de résultat qui légitime cette table rase réglementaire.

D’une part, l’innovation vise à mettre l’action publique en phase avec les nouveaux usages de ses bénéficiaires, face à la transformation des modes de vie. « Aujourd’hui, le service public ne répond qu’imparfaitement à certaines attentes des usagers, particuliers ou entreprises. En cause, l’empilement des dispositifs, la multiplicité des guichets et des interlocuteurs, le manque d’articulation entre les acteurs publics », signale la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) sur la page consacrée à l’expérimentation Carte blanche.

Pour atténuer ce décalage, l’innovation place l’usager au centre du dispositif, pour se mettre à l’écoute de ses pratiques et de ses contraintes. À Cahors, cela passe par la méthode des personas, ces personnages fictifs qui invitent à concevoir les services publics à hauteur d’habitants. L’intégration des utilisateurs dès la conception du projet constitue aussi le principal apport des appels à projets urbains innovants, même si le statut qu’ils occupent au sein des groupements reste ambigu.

D’autre part, la Carte blanche vient substituer le temps court de l’expérimentation au temps long de la planification. Que ce soit à Cahors ou pour les appels à projets urbains innovants, ces démarches s’effectuent sur des délais très resserrés : 8 mois pour proposer un projet urbain (alors que les ZAC classiques font l’objet de plusieurs années de travail et d’études préalables par les aménageurs) ; 12 mois pour réinventer les services publics dont deux seulement pour « co-construire des solutions ».

La rapidité de l’expérimentation agit comme une condition de son agilité. Elle oblige toutes les parties prenantes à se mettre en mouvement… et à faire des concessions. L’appel à projets urbains « Inventons la métropole du Grand Paris » a ainsi été un levier plus efficace que les annonces ministérielles pour libérer du foncier public en Île-de-France.

Cela s’explique aussi par les modalités de mise en œuvre. En remplaçant la délibération entre acteurs publics et les procédures d’enquêtes publiques par des immersions flash au plus près des usagers et par des dispositifs de co-production (plus ou moins avérée), l’innovation permet de gagner plusieurs mois.

En outre, l’accent sur l’impact plutôt que sur la règle permet de s’émanciper de la hiérarchie des normes. Cadre – ô combien contraignant – qui oblige chaque document de planification à respecter les indications fixées par les autres documents prescriptifs (À quoi ressemblerait une hiérarchie des impacts ?). Dans les appels à projets urbains innovants, la possibilité est laissée aux groupements de s’écarter du Plan local d’urbanisme (PLU) en vigueur sur la commune. Ces dérogations ne sont d’ailleurs pas toujours à l’initiative des promoteurs ; elles sont parfois encouragées par les élus eux-mêmes.

Pour l’action publique, cette culture de l’innovation constitue une dynamique bienvenue. Elle souligne le risque d’épuisement des modalités d’intervention publique traditionnelles. Par rapport au fonctionnement en circuit fermé de la planification, où la cohérence des documents entre eux prime sur leur capacité à avoir prise sur le réel, les tentatives de reconnexion entre l’action publique et la société dans laquelle elle prend place est salutaire !

Alors, l’innovation a-t-elle rendu la planification has been, voire inutile ? Pas si sûr…

Le foisonnement de l’innovation : vers une perte de contrôle ?

En étant érigée comme une priorité, l’innovation risque de devenir victime de son succès. Qu’ils soient ou non labellisés smart cities, on observe un foisonnement d’innovations dans les territoires. Cette effervescence comporte deux effets pervers.

D’une part, la multiplication des innovations nuit à leur lisibilité et à leur pilotage. Dans la mobilité, l’immobilier et les services numériques, le nombre d’opérateurs s’accroît de manière exponentielle. Et ce, alors que les gains effectifs pour l’usager en termes de qualité de services restent incertains. Les débats récents autour de l’émergence des offres de vélo en free-floating illustrent ce phénomène. On pourrait poser la même question aux appels à projets urbains innovants : dans quelle mesure ont-ils vraiment permis d’améliorer la qualité des logements ?

Les collectivités se retrouvent assaillies de toutes parts, par des opérateurs désireux de commencer de nouvelles expérimentations. Attirées par la promesse de faire de leur territoire un living lab, elles n’ont pas toujours les moyens de faire face à ces sollicitations et de s’assurer de leurs apports effectifs pour la ville et ses occupants. Et si l’attrait pour les innovations conduisait lui aussi à un empilement de dispositifs, qu’elles étaient justement censées combattre ?

D’autre part, ce foisonnement s’accompagne d’un processus d’uniformisation de l’innovation. C’est en tout cas l’hypothèse posée par Hubert Guillaud3 en pointant les limites du modèle start-up. « L’angle des méthodes utilisées pour transformer les projets en start-up a tendance à chercher à réduire leurs propositions à l’aune de leur seule efficacité. Le risque est bien, en utilisant partout les mêmes méthodes (valorisation, dumping des prix, optimisation à tous crins, recherche de positions monopolistiques, etc.), de faire advenir les mêmes types de solutions et les mêmes types d’entreprises » écrit-il dans InternetActu.net4.

De fait, en se focalisant sur l’usager, la plupart des innovations se polarisent sur les mêmes champs. Elles se concentrent sur la dimension servicielle, en limitant leur intervention à une fonction d’intermédiaire. Elles tendent aussi à cibler les mêmes segments d’usagers (ceux susceptibles de payer le prix de cette simplification), au risque de mettre à mal les péréquations invisibles qui garantissaient le modèle économique des services urbains.

Dans ce contexte, l’acteur public se trouve percuté dans son positionnement comme dans ses fonctions. Sans parler de « ville numérique ingouvernable », ces évolutions constituent une mise à l’épreuve pour les collectivités et l’État. Face au dynamisme des start-up et au poids croissant des plateformes, la collectivité risque de ne devenir qu’un acteur parmi d’autres. Les tensions autour des VTC ou d’Airbnb témoignent de sa difficulté à faire respecter son autorité. Les nouveaux entrants surfent sur la vague de la disruption généralisée pour diffuser des pratiques jouant sur les ambiguïtés du cadre réglementaire.

Ces débats mettent en lumière un autre effet pervers de l’innovation centrée usages. En plaçant l’usager comme le destinataire premier (voire unique) de ces initiatives, elle conduit à court-circuiter la collectivité aux dépens de son rôle d’articulation entre l’individuel et le collectif. Si l’ubérisation de l’acteur public fait l’objet de fantasmes, cette question de la capacité à gérer les contradictions entre l’individu-usager et l’individu-citoyen mérite d’être posée.

Mettre la planification au service de l’innovation (et vice versa)

Que peuvent faire les collectivités face à cette perte de contrôle de l’innovation ? Le pire serait de vouloir appliquer les vieilles recettes en revenant à un pilotage centralisé et procédural de l’innovation. Vouloir planifier l’innovation de manière top-down serait à la fois inefficace et conduirait à une opposition public/privé source de blocage.

L’enjeu consiste plutôt à réinvestir le cœur de métier de l’acteur public, pour réussir à organiser et orienter l’innovation tout en préservant la fluidité et l’effervescence sur lesquelles elle s’appuie. Pour cela, la planification peut se révéler un outil pertinent… à condition d’en mettre à jour les formats et les objectifs !

La planification invite à replacer la question des finalités au centre du jeu. En érigeant l’innovation comme une fin en soi, la mode des expérimentations supprime les boussoles de l’action publique. Si cette apesanteur est grisante à court terme, elle s’avère rapidement problématique. Comment sélectionner les innovations soutenues par l’acteur public ? Quels en sont les critères d’évaluation ? Tous les impacts se valent-ils ?

À force de s’interroger sur le « comment ? » en se focalisant sur les solutions, la collectivité finit par en oublier le « pourquoi ? » et surtout le « pour qui ? » (il suffit de visiter les nombreux événements dédiés à la smart city pour s’en convaincre). Or cette construction collective des problèmes et des finalités est justement la raison d’être de la planification ! Organiser la délibération collective entre élus - voire entre citoyens - à partir d’éléments d’expertises et de diagnostics : tel est l’enjeu central de tout projet de territoire. C’est d’ailleurs ce qui explique la « lenteur » de ces exercices et leur faible « impact » direct.

En s’appuyant sur cette fonction traditionnelle, la planification territoriale pourrait ainsi contribuer à fixer les bornes et l’horizon de la Carte blanche accordée aux innovateurs. Et ce de deux façons.

Premièrement, elle servirait à définir et qualifier les besoins auxquels les innovations devraient apporter des réponses. S’il s’appuie sur une expertise autour du diagnostic, ce processus de formulation des problèmes correspond surtout à un travail politique spécifique à chaque territoire. À partir de quel moment un déficit de services (en termes d’offre de mobilité, d’accès au logement, de diversité commerciale, etc.) est-il considéré comme un problème ? Comment qualifier les publics associés à un besoin ? Autant de questions qui appellent à des prises de position politiques et argumentées, qui ne peuvent être laissées à des entrepreneurs (qu’ils soient sociaux ou non).

Si elle veut atteindre cet objectif, la planification gagnerait à devenir plus incarnée, de manière à compléter sa force prescriptive par sa capacité d’évocation. Prenons l’exemple de l’appel à projets « Inventons la métropole du Grand Paris ». L’analyse des projets lauréats montre qu’ils cherchent tous à répondre aux mêmes besoins, à partir d’une vision fantasmée du portrait-robot de « l’usager métropolitain » : une famille aisée qui travaille dans un espace de co-working, laisse son linge sale à la conciergerie de quartier et aime jardiner sur le toit de son immeuble quand elle ne fréquente pas le tiers lieu culturel ou le gym center du rez-de-chaussée. On caricature à peine.

Et si la planification invitait les groupements candidats à démontrer en quoi leur projet apporte (aussi) des réponses aux besoins des profils jugés comme prioritaires par l’action publique : les jeunes actifs peu qualifiés qui peinent à accéder au logement, les familles monoparentales dont les revenus ne suffisent pas à payer la garde de leurs enfants, les activités productives poussées en périphérie alors qu’elles sont indispensables au bon fonctionnement de la métropole, etc. La méthode des personas prend alors une toute autre ampleur : issue de la délibération collective, elle vient à la fois orienter et évaluer les innovations portées par les opérateurs privés.

Deuxièmement, la planification territoriale viendrait fixer les principes et les priorités, pour encadrer les conditions de l’innovation et concentrer les efforts là où les besoins sont les plus criants. En posant les points cardinaux du territoire, la collectivité retrouverait son rôle de boussole pour pouvoir qualifier et quantifier la contribution de chaque innovation aux objectifs poursuivis, et ajuster en conséquence le soutien qu’elle lui apporte (ou les contraintes qu’elle lui inflige).

Si la Carte blanche est maintenue, elle est soumise à un certain nombre de conditions fixées sur chaque territoire. Celles-ci peuvent porter tant sur les modalités que sur les finalités de l’innovation, comme autant de critères d’évaluation de la pertinence de chaque innovation. Quand certaines collectivités vont prioriser la performance environnementale de l’expérimentation, d’autres se focaliseront sur le bien-être au travail des agents impliqués ou sur l’intensité des péréquations qu’elle produit entre usagers.

Dans le cas de l’expérimentation menée place de la Nation, c’est grâce à l’existence d’une stratégie open data de la Ville de Paris et à son portage par une mission dédiée que CISCO a consenti à rendre publiques l’ensemble des données récoltées. Ces exigences mériteraient d’être poussées plus loin dans la négociation avec les innovateurs pour maximiser les effets de synergies entre les différentes initiatives menées en parallèle et pour amplifier leur appropriation par les usagers-citoyens du territoire.

Le recours à la planification pour organiser l’innovation dans les territoires n’est pas le rêve d’acteurs publics nostalgiques des Trente Glorieuses. Le retour d’expérience mené auprès des opérateurs ayant candidaté à « Inventons la Métropole du Grand Paris » montre qu’il répond aussi à une demande de ces derniers. Pour les promoteurs, la Carte blanche est aussi source d’incertitudes, parfois coûteuses si le projet ne correspond pas aux attentes implicites des membres du jury. Ce regain de la délibération collective correspond enfin à une nécessité pour les citoyens, pour maintenir un contrôle démocratique de l’innovation publique. Paradoxalement, ce sont finalement les collectivités elles-mêmes que cette nouvelle forme de planification vient déstabiliser, tant elle les oblige à se réinventer !

Pour aller plus loin

• Baraud-Serfaty I., Fourchy C. et Rio N., « Comment gouverner la ville servicielle ? », Urbanisme 2017, in « Qui gouverne la smart city ? », no 407.

• Rio N. et Baraud-Serfaty I., « L’action publique des Métropoles au risque de l’ubérisation », Partie Prenante (blog) 20 déc. 2017.

La synthèse de l’étude sur les nouveaux modèles économiques urbains : « Qui paiera la ville (de) demain ? », janvier 2017, conduit par Ibicity, Espelia et Partie Prenante ;

La synthèse du programme Audacities : « Gouverner et innover dans la ville numérique réelle », conduit par la FING et l’IDDRI.

3. Journaliste et rédacteur en chef d’InternetActu.net, le média édité par la Fondation Internet nouvelle génération (FING).
4. Guillaud H., « Vers une ville numérique ingouvernable ? Le modèle des start-up en ses limites », InternetActu.net 1er déc. 2017

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