Gabrielle Halpern : «L’hybridation peut réenchanter le monde»

Gabrielle Halpern
Gabrielle Halpern s'est intéressée au mythe du centaure de l’Antiquité grecque. Il s’agit de la figure hybride par excellence. Dans les peintures, les sculptures, au fil des récits de l’époque, les centaures sont très souvent représentés comme des êtres monstrueux et agressifs, armés d’arcs et de flèches, comme s’ils nous voulaient du mal. Il est intéressant que l’idée d’hybridation ait été incarnée dans une figure aussi terrible que celle du centaure et cela dit beaucoup de notre relation difficile à ce qui est hybride autour de nous ou à ceux qui sont hybrides autour de nous… Or, il est temps de réécrire le mythe du centaure !
©GH 3@Frédérique Touitou
Le 1 février 2023

Philosophe, auteure de l’essai Tous centaures ! Éloge de l’hybridation1, Gabrielle Halpern a théorisé la notion d’hybridation, estimant qu’elle incarne la tendance majeure du monde à venir. Avant de se lancer dans une carrière de philosophe, Gabrielle Halpern a fréquenté plusieurs cabinets ministériels. Elle a pu voir de ses yeux comment les mondes de l’entreprise, de la recherche, de l’administration et du politique restaient en parallèle, sans véritablement s’enrichir l’un l’autre. Elle a préféré prendre le large pour poursuivre ses travaux de recherche, participer au développement de start-up et conseiller des entreprises et des institutions publiques.

 

Dans son ouvrage, elle défend la thèse selon laquelle la société est marquée par un phénomène d’hybridation accélérée qui touchent de nombreux domaines de notre vie, aussi bien au niveau professionnel que personnel. Parallèlement, les transitions écologique, démographique et sociale impliquent une profonde mutation de notre société associant, sur chaque territoire, les acteurs politiques, économiques, sociaux et environnementaux. Dans ce contexte, l’adaptation de l’action publique à l’hybridation du monde deviendrait une nécessité pour s’affranchir des barrières et créer de nouveaux modes de faire. Pour elle, « l’hybridation peut réenchanter le monde ».

BIO EXPRESS

2014-2017
Conseillère « Prospective et discours » au sein de quatre cabinets ministériels

2018-2019
Directrice générale adjointe d’un incubateur de start-up

2019
Soutenance de sa thèse de doctorat en philosophie « Penser l’hybride », à l’École normale supérieure (ENS)

2020
Publication de Tous centaures ! Éloge de l’hybridation

2022
Publication de la bande dessinée La Fable du centaure4 et de Philosopher et cuisiner : un mélange exquis5

Lors de votre intervention au congrès des entreprises publiques locales (EPL)2, vous avez insisté sur la capacité des EPL à devenir des leviers puissants d’hybridation. En quoi ces outils au service de l’intérêt général peuvent-ils jouer ce rôle ?

Je définis l’hybridation comme l’idée de faire un « mariage improbable », c’est-à-dire comme le fait de créer des ponts entre des choses, des métiers, des générations, des compétences, des droits, des matériaux, des activités ou des secteurs, qui a priori n’ont pas grand-chose à voir ensemble, voire qui pourraient sembler contradictoires, mais qui, réunis, vont donner lieu à quelque chose de nouveau : un tiers-lieu, un tiers-secteur, une tierce-économie, un tiers-modèle, un tiers-matériau, etc. De nouveaux mondes, en somme !

L’idée d’hybridation remet en question les frontières artificielles que nous avons créées entre les mondes. Les EPL constituent, en ce sens, un exemple très intéressant d’hybridation, en créant des ponts entre des mondes qui peuvent sembler éloignés – le monde public et le monde privé – et en donnant lieu à une nouvelle réalité, à un nouveau modèle… hybride !

Nous pouvons bien parler ici d’hybridation – et non de fusion, de juxtaposition ou d’assimilation d’un monde par un autre –, puisqu’il y a bien « métamorphose réciproque » entre les mondes. Par ces ponts créés entre le monde public et le monde privé, les EPL hybrident d’une certaine manière des cultures, des droits, des codes, des méthodes, des approches, et nous font sortir ainsi de nos cases.

En quoi l’hybridation peut-elle être une route à suivre face à un monde en crise ?

Nous ne nous en rendons pas compte, mais nous passons nos journées à tout ranger dans des cases : nos amis, nos collègues, nos clients, nos territoires, nos entreprises, nos administrations, nos concurrents, notre métier, les situations auxquelles nous sommes confrontées et les personnes que nous rencontrons. Notre cerveau s’est transformé en usine de production massive de cases et en agissant de la sorte, nous passons complètement à côté de la réalité.

La crise que nous traversons n’est pas d’abord économique, financière, sociale, écologique, institutionnelle, territoriale ou politique ; ce que nous vivons, c’est avant tout une crise de notre rapport à la réalité. En rangeant tout et tout le monde dans des cases, nous fabriquons des silos qui fracturent notre société.

Un exemple frappant : si vous lisez les programmes politiques des candidats – aux élections locales ou nationales –, vous constaterez qu’il s’agit de programmes politiques catégoriels. Il y a « ma petite mesure pour les jeunes », « ma proposition pour les artisans », « mon engagement pour les personnes âgées », etc. Le corps citoyen est divisé en morceaux et un programme politique catégoriel – lorsque le candidat est élu – se traduit en politiques publiques catégorielles qui renforcent, voire créent les fractures de notre société. On ne peut pas penser la banlieue sans le cœur de ville, les jeunes sans les personnes âgées, l’économie sans la société, la technologie sans l’artisanat, sauf à créer des clivages. L’hybridation que j’appelle de mes vœux – et qui ne constitue pas, pour moi, un simple travail de recherche en philosophie, mais un véritable projet de société – vise à briser ces cases, ces frontières absurdes et à créer de nouveaux liens.

Comment lutter contre le déclinisme ambiant, ce sentiment global que le monde s’est déjà effondré et qu’il ne sert plus à grand-chose de résister ?

L’époque que nous vivons est difficile et nous pourrions en être désespérés… Mais nous pouvons aussi prêter attention à des petits signes, qui, eux, peuvent donner des raisons d’espérer ! Oui, il y a des signaux faibles d’hybridation autour de nous qui témoignent du fait que nous sommes en train d’apprendre à voir le monde autrement qu’au travers de cases.

Du fait de la prise de conscience écologique, la case « ville » explose, avec la végétalisation croissante, les fermes et les potagers urbains, dans une hybridation entre la nature et l’urbanisme.

De nouvelles manières d’habiter s’installent avec le coliving où l’on mutualise une buanderie, une chambre d’amis, une cuisine ou encore une voiture à l’échelle d’un immeuble ; des écoles rurales transforment leur cantine en brasserie pour tout le village et ouvrent leurs portes aux personnes âgées pour leur apprendre à se servir d’un ordinateur ; des gares se transforment en musée pour donner au plus grand nombre l’accès à l’art, tandis que des pianos sont installés dans des magasins et des crèches dans des maisons de retraite, etc.

Nos lieux, nos matériaux, nos métiers, nos secteurs et nos territoires s’hybrident de plus en plus, et il n’appartient qu’à nous de faire de ces signaux faibles des signaux forts afin que l’hybridation puisse réellement devenir la grande tendance du monde qui vient !

Vous citez la métaphore du « caméléon » et « du plaid écossais ». De quoi s’agit-il ?

Je fais référence à une histoire racontée par Romain Gary dans son livre, La promesse de l’aube5. Lorsque l’on pose un caméléon sur un tissu bleu, le caméléon devient bleu, vert ou jaune, selon les endroits où on le pose. Mais un jour, on le déposa sur un plaid écossais et il a explosé. Notre vie, d’une certaine manière, ressemble de plus en plus à un plaid écossais. Nous sommes confrontés à des injonctions contradictoires, issues elles-mêmes des crises diverses auxquelles nous faisons face. Cependant, en regardant autour de nous, nous percevons des signaux faibles positifs d’hybridation, qui témoignent du fait que nous sommes peut-être en train d’apprendre à voir le monde autrement, à le penser autrement et surtout, à agir autrement. L’hybridation est, à mon sens, une manière de nous réconcilier avec la réalité que nous maltraitions jusqu’à présent en la découpant en morceaux.

Pour autant, l’hybridation reste au stade du concept et pénètre peu le champ des réalités. La doxa normative s’impose encore largement face à ces tiers-lieux, perçus dans le meilleur des cas comme des externalités ludiques sans pour autant être considérés comme le modèle à généraliser pour le futur…

Je ne suis pas d’accord avec vous. L’hybridation est bien là devant nous, elle s’incarne dans la réalité : des maisons de retraite se transforment en centres culturels et artistiques, des mairies deviennent des épiceries solidaires, des foyers de travailleurs en situation de handicap se métamorphosent en salons de thé ou médiathèques ouvertes à tous, etc. Mais là où vous avez raison, c’est que la doxa normative a encore du mal avec la philosophie de l’hybridation, qui souffre d’une connotation péjorative. La personne hybride n’entre pas dans la case et il est ainsi difficile de lui coller une étiquette, ce qui angoisse ceux qui courent dans le même couloir depuis des années. D’ailleurs, la racine latine d’hybride dit tout, comme souvent, « hybrida », signifie « bâtard », « de sang mélangé »… Je me suis intéressée donc au mythe du centaure de l’Antiquité grecque. Il s’agit de la figure hybride par excellence. Dans les peintures, les sculptures, au fil des récits de l’époque, les centaures sont très souvent représentés comme des êtres monstrueux et agressifs, armés d’arcs et de flèches, comme s’ils nous voulaient du mal. Il est intéressant que l’idée d’hybridation ait été incarnée dans une figure aussi terrible que celle du centaure et cela dit beaucoup de notre relation difficile à ce qui est hybride autour de nous ou à ceux qui sont hybrides autour de nous… Or, il est temps de réécrire le mythe du centaure !

Aux acteurs des services publics de s’emparer de la thématique de l’hybridation. N’en font-ils pas sans le savoir, notamment dans les équipements où les pratiques se croisent ?

La crise sanitaire a peut-être joué un rôle d’accélérateur en la matière, même si la tendance d’hybridation de notre monde avait commencé bien avant. Fermé, le musée du Petit Palais a installé des représentations de ses œuvres dans les couloirs de la gare de Lyon. Ce qui suscite des idées au sein d’autres structures culturelles…

Il y a mille choses à imaginer, en s’inspirant de cette philosophie de l’hybridation !

Par exemple, j’ai eu connaissance récemment d’un collège dans un territoire rural qui avait transformé sa cantine en restaurant ouvert à tous, ses salles de classe comme des lieux d’accueil le soir pour des formations destinées aux adultes en reconversion professionnelle, etc. Une épicerie solidaire accueille même le public et les élèves de troisième en ont la charge dans le cadre de leurs études. On voit bien comment tous les services publics peuvent ainsi redevenir des points de repères dans les territoires.

Vous dites que nous allons peut-être passer d’une société de services à une société de relations. Que voulez-vous dire ?

La philosophie de l’hybridation est fondamentalement une philosophie de la relation à l’autre. L’accélération de la tendance d’hybridation peut donc, effectivement, nous faire entrer dans une société de la relation, ce qui n’est pas du tout la même chose que le service. Le service, c’est ce que l’on apporte aux clients, aux habitants, aux administrés, aux citoyens, c’est une approche unilatérale. La relation, elle, est bilatérale… Quelle est la relation que je crée et que je propose à l’autre pour qu’il ait envie d’y entrer et de s’y impliquer ? On le voit bien à l’échelle politique : les citoyens veulent être impliqués ; on le voit à l’échelle professionnelle : les agents veulent être impliqués. On ne peut plus continuer dans l’unilatéral… Quand allons-nous passer du service public à la relation publique ? Revenons à la figure du centaure. Sa représentation même est parlante. Il y a trois pièges de la relation à rejeter : la fusion, la juxtaposition et l’assimilation. Le centaure ne tombe pas dans ce piège. Il offre une quatrième voie, celle de la « métamorphose réciproque », en faisant en sorte que chacune des parties accepte de se transformer un peu…

Quelles sont les prochaines étapes de votre réflexion ? Un prochain livre ?

Oui, un nouveau livre, Penser l’hospitalité. L’artisan hôtelier et la philosophe, qui a été publié en novembre 2022 aux éditions de L’Aube. Il s’agit du deuxième livre de la collection Hybridations que j’ai créée et que je dirige au sein de cette maison d’édition, et je l’ai coécrit avec Cyril Aouizerate, cofondateur des hôtels Mama Shelterz, fondateur et président de MOB Republic : MOB Hôtel et MOB House. Et si un hôtel était plus qu’un hôtel ? Et s’il était à la fois un miroir et un angle mort de notre société, reflétant et cachant ses besoins, ses habitudes, ses préjugés, ses angoisses, ses fantasmes et ses métamorphoses ? Et si le secteur de l’hôtellerie était un prétexte pour penser la magnifique question de l’hospitalité ? Comment une société fait-elle l’hospitalité aux personnes âgées ? Et à sa jeunesse ? Comment un territoire devient-il un lieu d’hospitalité et de métamorphoses réciproques entre ses parties prenantes, entre ses habitants ? Comment repenser notre rapport à la nature ? En réfléchissant à cette notion d’hospitalité, j’explore sous un autre angle la question de l’hybridation…

Tous centaures ! Éloge de l’hybridation

Tous centaures. Eloge de l'hybridation

Le monde autour de nous se métamorphose ; ce que nous étiquetions autrefois sans l’ombre d’un doute devient mêlé, autre, nouveau. Jour après jour, nos dispositifs les plus anodins l’attestent : un téléphone n’est plus seulement un téléphone, il est aussi un appareil-photo, une télévision, un réveil-matin. Pour Gabrielle Halpern, cela participe d’une mutation plus générale : les cultures, les villes, les entreprises, les identités, les modes de travail et de consommation, la politique, les stratégies, les genres, les êtres humains sont désormais sous le signe du composite, du contradictoire. En un mot, tout s’hybride.

Or, nous avons toujours pensé ce qui existe sur le mode de l’identité. En dehors de la figure antique, monstrueuse, du centaure, l’hybride a été le grand refoulé de l’histoire de la pensée occidentale. D’où un diagnostic : le malaise, la tentation de revenir à une réalité plus homogène (les réseaux sociaux qui créent des « bulles filtrantes »), à des identités plus « pures » (la résurgence des nationalismes et des populismes) que connaissent aujourd’hui nos sociétés découlent en droite ligne de notre aveuglement à l’égard des centaures. De notre incapacité à les penser. À penser, tout court ?

  1. Halpern G., Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, 2020, Le Pommier, Essais.
  2. Le congrès des EPL réunit chaque année pendant deux jours 1 500 à 2 000 élus, dirigeants, collaborateurs, partenaires et interlocuteurs des EPL et du monde des collectivités locales. Gabrielle Halpern était invitée en tant que grand témoin lors du dernier congrès qui s’est tenu en octobre 2022 à Tours (https://www.lesepl.fr/le-mouvement/congres-salon/).
  3. Halpern G. et Petetin D., La fable du centaure, 2022, Humensciences, ComicScience.
  4. Halpern G. et Gomez G., Philosopher et cuisiner : un mélange exquis, 2022, L’Aube, Suspension.
  5. Gary R., La promesse de l’aube, 1960, Gallimard, Blanche.
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