L’innovation publique « transforme » l’administration, mais sans remettre en cause les problématiques de fond

Benoît Vallauri
Benoît Vallauri, responsable du Ti Lab, Laboratoire régional d'innovation publique Bretagne
©Crédit Ti Lab / Région Bretagne
Le 25 août 2020

Depuis 2017, Benoît Vallauri est responsable du Ti Lab, le laboratoire d'innovation publique de la région Bretagne, installé à Rennes. Durant la crise sanitaire du Covid19, le Ti Lab a joué un rôle précieux de coordination au niveau régional de tous les acteurs engagés dans la fabrication de masques et de visières (FabLab, Makers, couturier.e.s, agents publics...).

 

Structure plus souple, plus autonome et en phase avec les besoins et les attentes des "innovateurs terrain", le Ti Lab a joué «un rôle de facilitateur des moyens de production innovants à l’échelle de la Région», selon son fondateur. Cette crise sanitaire inédite a montré toute l'utilité et la réactivité que peut apporter un labo territorial d'innovation publique en capacité de trouver des solutions opérationnelles innovantes en un temps record.

 

Le Ti Lab est aujourd'hui engagé dans deux initiatives : la mise en place d'ateliers avec les FabLab et Makers pour partager les bonnes pratiques, les expériences et préparer l'après-Covid19 (Riposte Créative Bretagne - Solidarités, initiatives et échanges sur l'après COVID19 en Bretagne) et un projet visant à créer un prototype de partenariat participatif de type « Public-Communs » pour le futur, afin de reconnaître officiellement à côté du public et du privé, une place réglementaire pour le commun, y compris hors période de crise.

 

Passé par le privé et le monde associatif, très engagé dans l'innovation publique, Benoît Vallauri s'est confié à Horizons publics dans un long entretien réalisé cet été.

Alors que le “monde d’après” est dans les esprits depuis le début de la crise sanitaire du Covid19, votre laboratoire contribue, depuis 3 ans, à faire émerger dans le secteur public de nouvelles pratiques opérationnelles, d’autres types de relations avec les usagers. Par rapport aux champs expérimentaux que vous avez ouverts, quels enseignements retenez-vous de la crise sanitaire ?

Face aux dysfonctionnements avérés, aux sérieuses difficultés de coopération au sein du secteur public, largement commentés notamment par les élus locaux, un fait majeur a retenu toute mon attention : il s’agit des prises d’initiatives “de la base” tant au niveau des agents des différents services publics que des citoyens. Si j’emploie le mot de “base”, c’est pour rappeler la caractéristique de notre système de management, public comme privé, et même le fonctionnement de notre société tout court tel que l’a décrit Michel Serres avec son image de la Tour Eiffel, à savoir au sommet un nombre très restreint “d’émetteurs” qui envoient des injonctions à une large base de “récepteurs”.

C’est exactement ce que l’on a pu observer dans la gestion de la crise sanitaire où le modèle de la cellule de crise qui implique 3 ou 4 personnes qui décident de tout a été appliqué. Cette posture, extrêmement rigide, déjà rentrée en tension avec un univers numérique qui favorise la transversalité et l’interactivité, est totalement inadaptée en temps de crise où l’échelon local, avec des petites cellules réactives et réticulaires, doit être privilégié pour le traitement des situations en raison de sa souplesse, de sa réactivité et de sa connaissance des réalités.

Or, c’est effectivement ce qui s’est parfois passé depuis le mois de mars sauf que les initiatives prises par les agents et les citoyens, qui existaient auparavant et que le Ti Lab cherchait à développer et valoriser dans ses projets au moyen d’expérimentations à petite échelle, de comités d’usagers etc. sont apparues au grand jour. Toutefois cette expertise d’usage, cette connaissance intime du quotidien, qui permet des “bricolages” au sens anthropologique du terme, a malheureusement bien du mal à se faire entendre et à exister face à une expertise technique, parfois trop sûre d’elle-même pour considérer d’autres types d’expertises, et celle, très “consensuelle”, des grands cabinets de conseil.

Puisque vous évoquez les initiatives et le bricolage de la “base”, cette fois les FabLab, les Makers, couturières et simples citoyens se sont rendus très visibles en produisant à l’échelle nationale 700 000 visières anti-contamination, des milliers de valves pour les dispositifs de respiration, des masques etc. contribuant ainsi à la continuité des soins. Quel rôle a joué le Ti Lab par rapport à ces initiatives au niveau de la Région Bretagne ?

Permettez-moi tout d’abord de rappeler que la Bretagne est une terre d’expérimentation et de coopération où les acteurs font de leur mieux pour se parler et travailler ensemble. Dans ce contexte, le Ti Lab est une “éprouvette” à projets innovants et un espace de questionnements sur les politiques publiques.

Dans un esprit open source, au moyen de la recherche-action et du design de politiques publiques, nous développons des solutions opérationnelles innovantes pour les acteurs publics en mobilisant de l’expertise scientifique critique, j’insiste sur ce point, dans les domaines des sciences humaines et sociales, du numérique etc. et de l’expertise empirique que j’ai déjà mentionnée, sans que l’une prenne le pas sur l’autre.

Nous sommes très satisfaits que ce modèle de « Lab » public semi-autonome et dédié à l’externe ait prouvé son utilité en période de crise, quand d’autres démarches d’innovation interne ou centrées sur le managérat avaient du mal à trouver une place ou n’étaient pas mobilisés.

Ti Lab
©Crédit Ti Lab / Région Bretagne

Comme nous avons été sollicités après la crise des gilets jaunes, c’est donc tout naturellement que nous avons contribué à coordonner, au niveau régional, les actions des parties prenantes à un système de production innovant qu’il s’agisse d’acteurs publics, tels que la Région, la Préfecture, les ARS, ou privés qui, pour la Bretagne, ont à leur actif  au moins 30 000 visières et 20 000 masques réutilisables pour les soignants produits par les FabLab, les réseaux non conventionnels de Makers, les couturièr.e.s etc. sans oublier les entreprises qui ont reprogrammé leurs machines pour être capables de produire des dispositifs et matériels pour les hôpitaux. L’objectif était de faciliter un mode de production déconcentré et adapté aux besoins d’urgences, locaux et ultra locaux (ruralité).

Pourquoi ce rôle est-il “naturel” pour le Ti Lab ?

Le Ti Lab est une structure très originale puisqu’elle a été créée et à la fois par l’Etat, dans le cadre de sa politique de déconcentration, et par une collectivité territoriale. Nous avons donc deux « tutelles », à savoir la Préfecture de Région et la Région Bretagne. À ce titre, nous bénéficions d’une certaine autonomie et d’une confiance à-priori par rapport aux services de ces deux tutelles avec lesquelles nous sommes néanmoins en dialogue permanent au quotidien, tout comme avec nombre d’acteurs privés. C’est cette position unique en son genre qui nous a permis de jouer ce rôle de facilitateur des moyens de production innovants à l’échelle de la Région.

Ti Lab
Le laboratoire régional d’innovation publique Ti Lab a été inauguré officiellement le 23 novembre 2017 à Rennes, au sein de l’hôtel Bon-Pasteur.
©Crédit Ti Lab / Région Bretagne

Concrètement en quoi a consisté votre action dans ce domaine de la production innovante ?

Faire en sorte que tous les acteurs se comprennent et se parlent car bon nombre d’entre eux ne se connaissaient pas. Nous avons ainsi servi d’interface entre les FabLab, les Makers et les pouvoirs publics. À la Région, par exemple, nous avons apporté les clés de compréhension d’un monde mal connu issu notamment du fameux Medialab du MIT qui en 2001 a mis en place le programme FabLab et sa classe où l’on montrait : “Comment fabriquer (quasiment) n'importe quoi”.

Les FabLab sont des univers guidés par une philosophie Open Source, ouverts aux publics, associatifs, non hiérarchiques, utilisant des machines à prototypage rapide et très réactif. Pas besoin d’insister sur les différences avec une collectivité territoriale ou une préfecture !

Il a donc fallu rassembler des données, nourrir des statistiques, évaluer les besoins et élaborer un plaidoyer participatif. Résultat : la Région a accordé une subvention exceptionnelle de 30 000 € à destination de structure relevant de l’intérêt général avec pour mission d’assurer une redistribution aux acteurs, et aux individus « citoyens fabricants » (https://solidairespourfaire.org/) (le LabFab (35 et 22), La Fabrique du Loch (56), l’ENSTA (29)) afin de financer les matières premières nécessaires et les frais nécessaires à la réalisation d’équipements de protection. N’oublions pas que certains Makers ont parfois payé des matières premières de leurs poches pour continuer à produire des équipements !  Mais il ne s’agit pas seulement d’argent. Cette subvention de la Région est avant tout une reconnaissance politique de la citoyenneté en action.

Nous avons également œuvré pour favoriser le dialogue entre les FabLab, les hôpitaux et les industriels par exemple autour de la problématique de l’industrialisation d’un respirateur Open source. Nous avons aussi joué notre rôle d’interface entre FabLab et Makers, notamment ceux qui se sont mobilisés spontanément en s’auto-organisant via des groupes Facebook car ce tissu est très hétérogène, ce qui a conduit, là encore, à trouver des terrains de coopération.

Cette reconnaissance politique des citoyens-fabricants ne risque-t-elle pas d’être uniquement circonstancielle ?

Oui c’est tout à fait possible. Comme l’a fait remarquer Marcel Gauchet, les contraintes de toutes sortes, bureaucratiques, financières etc. qui encadraient notre monde avant le confinement vont retrouver leur vigueur face aux volontés de proposer d’autres fonctionnements pour notre société. Voilà qui va nous faire entrer dans un moment de perplexité collective durable, estime Marcel Gauchet. C’est précisément pour éviter que la légitimité de cette démocratie de l’agir ne soit pas qu’une passade, et que les citoyens-fabricants ne soient pas simplement renvoyés dans “leurs foyers” qu’il convient sans plus tarder de bâtir une structure de représentation et de s’atteler à la définition d’un cadre réglementaire appropriées.

Dans cet esprit, quels projets allez-vous lancer ?

Le Ti Lab a pris deux initiatives. Nous avons mis en place des ateliers avec les FabLab et Makers pour penser la suite et envisager la préfiguration d’un système officiel de représentation, et qui serait aussi plus réactif en cas de crise. Nous pouvons constater aujourd’hui que la capacité collective des acteurs mobilisés pour répondre aux enjeux matériels lors de cette crise est fortement dépendante des réseaux d’acteurs et ressources pré-existantes, et qu’ainsi, le territoire influence la capacité d’engagement des acteurs.

Ti Lab

L’autre initiative est de travailler à un projet visant à créer un prototype de partenariat participatif de type « Public-Communs » pour le futur, afin de reconnaître officiellement à côté du public et du privé, une place réglementaire pour le commun, y compris hors période de crise. Il s’agit de démontrer que des structures institutionnelles, collectivités ou entreprises, et celles qui composeraient un partenariat “Public-Communs” sont complémentaires et peuvent collaborer, comme nous l’avons vu. Un parallèle indispensable au partenariat Public-privé existant qui est inadapté pour créer et entretenir des communs d’intérêt général, et ici open-source.

L’imagination de ce cadre expérimental va nous demander le soutien d’un “sponsor”, un financement, un panachage de compétences en droit, sociologie, créativité, design... pour trouver des idées et les tester, les faire exister expérimentalement sur des territoires, avant peut-être une traduction législative. Sans oublier les agents et les usagers bien entendu.

En fin de compte, cette crise sanitaire doit permettre une promotion des communs – qui niera que la santé n’est pas un bien commun ?- une théorie qui a fini par être couronnée d’un Prix Nobel en 2009 grâce aux développements d’Elinor Ostrom mais qui reste à ce jour fort peu connue en dehors des cercles d’initiés. (Lire sur ce point notre dossier "Les communs, une piste pour transformer l'action publique ?", numéro 12, Horizons publics)

En d’autres termes, on pourrait considérer que cette organisation qui a émergé de mars à mai 2020, pourrait n’être qu’un moment dans un processus social plus long, participatif, qui voit des citoyens, des amateurs, des passionnés, mais aussi des structures, prendre conscience de leur capacité à s’emparer de projets collectifs, et à y participer réellement par le Faire ensemble.

N’est-ce pas l’une des grandes caractéristiques de la crise sanitaire que de faire ressortir l’existant enfoui, négligé, mis de côté, ignoré. Quel est votre sentiment sur ce point ?

Ma conviction est qu’il faut interroger les territoires ruraux, aujourd’hui très invisibles, pour les aider à trouver leur propre résilience, un mot souvent entendu pendant la crise sanitaire, mais qui va prendre tout son sens dans les mois qui viennent. Car, outre la fabrication, les initiatives ont été très nombreuses dans divers domaines tels que les solidarités, l’entraide, les circuits courts, les paniers solidaires, etc... D’où le travail de recensement que nous avons mené pendant 6 semaines qui nous a permis de cartographier 450 initiatives issues de tous les acteurs locaux qui agissent sur les territoires pour les mettre en contact, les montrer, communiquer et penser à l’après, avec eux, dans une démarche d’ensemble contenue dans le cadre du projet “Riposte créative Bretagne”1. Les données recueillies pourraient ensuite être analysées par des chercheurs et des projets de recherche-action ainsi être conduits. Par exemple, pour renforcer des dispositifs qui ont fonctionné pendant la crise du Covid 19 et ainsi être prêts en cas de nouvelle crise.

Il faut également prendre du temps pour approfondir certains sujets. Je m’interroge par exemple sur de nombreuses réflexions trop rapides prenant prétexte du confinement et du non accès aux services publics physiques pour affirmer qu’il faut accélérer la dématérialisation des démarches administratives. C’est faire fi des nombreuses difficultés rencontrées par les citoyens les plus fragiles, mais pas seulement, avec l’e-administration (projet LabAccès – Ti Lab ). Ces problématiques les excluent de fait de l’accès à leurs droits, sans alternatives.

Il me semble plus urgent de travailler sur l’expérimentation d’un véritable service public de la médiation numérique, à l’échelle des territoires où sont les liens de confiance que les individus nouent avec leurs pairs-aidants et les professionnels « du front ». Le manque criant de médiation numérique ou sociale a été profond pendant cette crise, et reste encore sous-estimé (Lire sur ce point l’entretien avec Pascal Plantard paru dans Horizons publics).

Les points que vous avez soulevés concernent des questions bien plus vastes que des procédures de coopération entre acteurs qui s’ignoraient ou une meilleure coopération entre acteurs publics. C’est d’une autre vision de la société, des rapports entre l’Etat et les collectivités locales, du fonctionnement des organisations et de la pérennité de l’innovation publique qu’il s’agit. N’est-ce pas trop vaste pour entamer cette profonde transformation que d’aucuns appellent de leurs vœux ?

La posture et les actions du Ti Lab permettront d’illustrer la complexité de mise en œuvre d’une vaste transformation sur les sujets que vous avez mentionnés. Notre laboratoire est apprécié tant que les innovations que nous proposons à nos collègues restent dans la sphère opérationnelle. Mais si nous commençons à parler de stratégie, de sociologie des organisations, susceptibles de remettre en cause des modèles de fonctionnement parfaitement rodés, alors les difficultés surgissent.

L’innovation publique est aujourd’hui très utilitaire (un problème, une solution), elle « transforme » l’administration, mais sans remettre en cause les problématiques de fond, ni le rapport réel entre service public et citoyen, exacerbé pendant la crise. Comment passer d’un mode d’innovation « services publics – usagers » à un mode « politiques publiques – citoyens » ? Comment y intégrer la participation, les communs ?

Quant aux rapports entre l’Etat et les collectivités locales, je pense qu’un retour d’expérience général est nécessaire, tant pour préparer de nouvelles crises, que pour améliorer significativement la coopération sincère aux différentes échelles d’actions, et le rapport entre le national, le régional et les territoires où sont situées les actions des divers acteurs locaux. Et si c’est uniquement pour décentraliser du pouvoir à des entités locales qui fonctionnent avec le même modèle de new public management et hypergestionnaire, celui qui est appliqué globalement en ce moment, ça risque de ne rien résoudre.

Voilà qui semble relever des 12 travaux d’Hercule...

Effectivement, et il faudra pour cela un engagement de valeurs. En guise de conclusion, je souhaiterai mobiliser la pensée d’Alain Badiou qui a donné des caractéristiques de l’engagement dans une conférence à l’Ecole nationale supérieure (ENS)2 consacrée à l’héritage politique de Jean-Paul Sartre. Il a notamment rappelé que l’engagement n’est pas formalisable, qu’il s’accorde toujours à un processus et jamais à une institution, et qu’il est au service d’un avenir définissable au travers d'objectifs historiques tels que l’égalité, la démocratie ou l'Europe. Quant à son énergie, sa force, sa durée, Alain Badiou concluait de la manière suivante : « L’engagement c’est de ne pas tenir l’échec pour une raison acceptable de désengagement, et au rebours de ne pas envisager la réussite comme une condition obligatoire de l’engagement ».

[1] L’initiative (montée en 6h et basée sur un CHATONS, service numérique décentralisé open source et local), est coopérative (cartographie est alimentée via un formulaire ouvert et sans modération à priori), et sa gouvernance est ouverte. Information transmise uniquement via les réseaux et sans communication officielle au départ. Des réseaux et institutions s'y raccrochent aujourd'hui, dont le CNFPT qui voit un intérêt cette approche ou « l’action précède le plan d’action ».

[2] Nuit Sartre, ENS, L'héritage politique de Sartre, par Alain Badiou https://www.dailymotion.com/video/x110plw

×

A lire aussi