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ExpertisesL’étude annuelle du Conseil d’État : « Partir des initiatives d’en bas plutôt que d’imposer une vision d’en haut »
La plus haute juridiction administrative a publié au début du mois de septembre une étude annuelle dont le sujet porte - cette année - sur le dernier kilomètre. Ce rapport a pour objectif, à l’instar d’Horizons publics, de « partager les bonnes pratiques dont pourraient s’inspirer les acteurs publics » selon son vice-président Didier-Roland Tabuteau. Nous sommes allés à la rencontre d’acteurs publics et privés cités dans l’étude pour en apprendre davantage.
L’étude annuelle du Conseil d’Etat est toujours très attendue, cette année cela n’a pas échappé à la règle. À l’occasion de la seconde édition de sa rentrée annuelle, en place notamment de la Première ministre Elisabeth Borne, de présenter l’étude annuelle « L’usager, du premier au dernier kilomètre : un enjeu d’efficacité de l’action publique et une exigence démocratique ».
Loin d’être théorique, l’étude s’ancre dans les réalités. Comme l’indique Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d’État, dans l’avant-propos : « l’étude annuelle du Conseil d’État procède à un […] renversement de perspective vis-à-vis des politiques publiques, en chaussant les lunettes de l’usager afin de procéder à leur analyse et d’en tirer des recommandations de méthode pour améliorer l’action publique et revenir à ses fondamentaux ». L’ancien président de la section sociale poursuit en indiquant que « ce sont [nombreuses initiatives de terrain] qui font la sève des propositions que formule le Conseil d’Etat, qui a ainsi veillé, dans la logique de sa démarche, à partir des initiatives “d’en bas” plutôt que d’imposer une vision “d’en haut” ». En effet, le fonctionnement administratif est pyramidal, l’ordre vient des ministères vers les préfectures ; d’en haut vers en bas. C’est un véritable changement de paradigme dans la manière de procéder. L’effectivité des politiques publiques en dépend !
Cette expression du dernier kilomètre provient de la logistique, comme le rappelle très justement la juridiction suprême de l’ordre administratif. Elle désigne « la capacité d’une organisation à acheminer un produit ou un service jusqu’à un “client final”. Appliquée aux politiques publiques, elle revient à rechercher si l’action publique atteint effectivement le public qu’elle vise et les objectifs qu’elle s’est fixés ».
« Il s’agit d’un enjeu crucial pour l’efficacité des politiques publiques et plus largement pour notre démocratie » rappelle Didier-Roland Tabuteau. Les maîtres-mots sont, ainsi, la proximité, le pragmatisme et la confiance.
L’aller vers - corollaire de la proximité - constitue un pilier indispensable du dernier kilomètre. Parmi les douze propositions formulées par le Conseil d’État, celle de l’aller vers est développée dans la quatrième proposition telle que reproduite dans l’encadré ci-dessous.
Proposition n° 4 – Développer le « aller vers », voire le « aller chez ».
Les services publics doivent se rapprocher des usagers :
- là où ils vivent (domicile, autres lieux de vie ou de passage comme les gares) ;
- en utilisant des points-relais performants ;
- en achevant la couverture numérique du pays ;
- en allant vers les personnes isolées ou démunies qui ne poussent pas ou plus la porte des services publics.
Les services publics et leurs agents doivent être encouragés à réinvestir l’espace public.
L’objet de ce rapport est de « partager les bonnes pratiques dont pourraient s’inspirer les acteurs publics ». Celles de l’aller vers sont décrites et réparties en deux subdivisions, selon qu’elles appartiennent à l’approche du point relais ou celle d’aller au domicile des habitants.
Nous faisons le point pour vous.
L’approche du « point relais » : focus sur la DGFIP
Votre revue Horizons Publics est allée à la rencontre de la Direction générale des Finances publiques (DGFIP), citée dans l’étude annuelle du Conseil d’État, à côté des maisons France services.
Comment mieux répondre aux besoins de proximité et d’accompagnement des particuliers ? Ce nouveau réseau de proximité est-il la clé ?
En juin 2019, sous l’impulsion des Ministres de l’époque, Gérald Darmanin et Bruno Le Maire, la DGFIP a engagé en 2019 une démarche inédite de modernisation de son réseau et de rééquilibrage géographique de ses services sur les territoires, afin de rapprocher les services publics de nos concitoyens et de tenir compte des besoins spécifiques de nos publics.
D’abord, la DGFIP s’était fixée comme objectif d’augmenter d’au moins 30 % le nombre de communes dans lesquelles elle serait présente d’ici fin 2023 par rapport à 2019 : à ce jour, près de 3 000 communes bénéficient d’un accueil « Finances publiques », soit une augmentation de 50 % par rapport au 1er janvier 2019. […]
La présence de la DGFIP auprès des usagers particuliers s’organise soit dans ses propres locaux, soit sous la forme d’une participation aux France services labellisées ou encore par l’organisation de permanences en mairies ou d’autres tiers lieux. […]
Enfin, le « Paiement de proximité » chez les buralistes complète ce dispositif en offrant aux usagers la possibilité de payer leurs créances fiscales, leurs factures de cantines, garderies, piscines etc. ou encore leurs amendes en espèces […] et par carte bancaire auprès des buralistes agréés. Ce réseau composé à ce jour de plus de 15 000 buralistes, permet, grâce à des horaires élargis, d'assurer un réel service de proximité dans de bonnes conditions de confidentialité et de sécurité.
Comment se déroule l’actuelle relocalisation administrative des services de la DGFiP vers les territoires ruraux ? Où en êtes-vous (cela se termine en 2026) ? Combien d’emplois et de services transférés ?
Le projet de « relocalisation » s’inscrit dans une démarche politique d’aménagement territorial. La DGFIP a été pionnière en décidant de transférer des services d’Île-de-France et des grandes métropoles dans des territoires en perte de dynamisme (grande ruralité ou zones urbaines défavorisées), à hauteur de plus de 2 500 emplois sur six ans (2021-2026).
En septembre 2023, plus de 1.800 emplois sont déjà implantés dans 64 services relocalisés, ce qui représente 70 % des emplois cible prévus à l’horizon 2026.
57 des 66 communes sélectionnées ont déjà accueilli des emplois relocalisés.
Il est prévu d’achever la création des services relocalisés d’ici 2024 avec l’ouverture de 9 services. Les implantations d’emplois se poursuivront de façon plus progressive jusqu’en 2026, 762 emplois restant à implanter entre 2024 et 2026.
Quelles sont les villes sélectionnées ? Pourquoi celles-ci ?
Là aussi, la DGFiP a conçu une méthode innovante de désignation des communes d’accueil à partir d’un appel à candidatures diffusé le 17 octobre 2019 auprès des collectivités locales. Plus de 400 collectivités, présentes dans 84 départements, ont déposé un dossier, illustrant l’intérêt des élus locaux et des parlementaires […].
Ces candidatures ont été examinées par un comité interministériel associant notamment des préfets, des représentants de l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires, de la Direction Générale de l’Administration et de la Fonction Publique, le Directeur de l’immobilier de l’État ainsi que les organisations syndicales de la DGFiP.
Quatre familles de critères ont été arrêtés pour établir le classement des candidatures : des critères socio-économiques, des critères immobiliers, des critères relatifs aux conditions d’accueil des agents de la DGFiP et de leur famille dans la commune candidate ainsi qu’un critère interne tenant à l’existence d’éventuelles compétences « métiers » DGFiP déjà présentes dans la commune.
L’examen des dossiers de candidature par le comité de sélection a été réalisé en cohérence avec les politiques publiques de revitalisation des territoires et « Cœur de Villes » et la recherche la recherche d’une couverture équilibrée du territoire.
Les travaux du comité ont conduit à la sélection par les Ministres d’une liste de 66 communes. […] »
En dehors des usagers, c’est aussi profitable aux agents (avec l’essor du télétravail, des outils numériques avec une meilleure qualité de vie).
Concernant les agents, la transformation de son réseau vise à conforter le rôle de notre administration dans ses missions et ouvre la possibilité à ceux qui le souhaitent d’exercer des fonctions différentes, de prendre de nouvelles responsabilités et de travailler plus étroitement avec d’autres partenaires publics particulièrement dans le cadre des France Services. Quant aux relocalisations, elles ont offert l’opportunité de rejoindre des postes en province (dont beaucoup de nos agents sont originaires), et d‘y trouver une qualité de vie supérieure à celle des grandes villes (temps de trajets plus courts, coût de l’immobilier inférieur etc.).
Le rapport du Conseil d’Etat s’intéresse aux maisons France services (MFS)
Il n'est pas étranger aux lecteurs qu'Horizons publics a étudié le sujet maisons France services à trois reprises, en 2020, en 2022, puis de nouveau en 2023. Président de la commission des lois du Sénat, François-Noël Buffet le rappelle en 2022 : « Les MFS s’appuient sur un réseau de partenaires plus large que leurs prédécesseurs, les maisons de services au public, qui comprend notamment Pôle emploi, l’assurance retraite, l’assurance maladie, la CAF, la mutualité sociale agricole (MSA) et La Poste. Je ne peux que saluer cette initiative qui rapproche les services publics au sens large du citoyen, en particulier dans les milieux ruraux ». Le Conseil d’État qualifie ces MFS de « vrai succès à consolider » puisque « 99% des Français sont ainsi à moins de 30 minutes d’une maison France Services, et 90% à moins de 20 minutes ». Le cahier des charges retenu favorise l’amélioration du service public rendu à la population : la présence, au moins 24 heures par semaine, de deux agents formés, d’équipements informatiques en libre-service, un espace de confidentialité. Le lieu doit être accessible aux personnes à mobilité réduite.
Au-delà du secteur public, l’aller vers concerne également le secteur associatif et même privé (à ce sujet, pour relire l’article de l’agence de design Pratico-Pratiques).
La « livraison à domicile » ou le « aller chez »
Ce développement de l’aller vers ne doit pas éclipser le « aller chez » qui est le cœur du service public. « Le service public a longtemps construit sa légitimité́, comme le rappelle le Conseil d’État, en acheminant les réseaux (eau, électricité́, routier, ferroviaire, téléphone, chaleur, etc.) et les services associés au domicile des usagers. C’est le dernier kilomètre au sens matériel du terme ». Ce dernier kilomètre peut « se matérialise[r] par l’acheminement des réseaux ou de services jusqu’à la porte des usagers, par un effort de porte à porte pour aller au contact de ceux qui ne sollicitent pas ou plus les services publics ». Ce dernier point n’est pas - non plus - étranger aux lecteurs assidus de la revue (pour relire l’article : Maintien à domicile des aînés : la réponse commune du département des Landes et de La Poste).
Le Conseil d’État illustre cette livraison à domicile des exemples liés au porte à porte ou à la maraude (alors même que des arrêtés anti-maraudes sont pris par les Préfectures !).
La police de proximité, un réinvestissement de l’espace public
Pour relire notre article sur la police de proximité : Mieux répondre aux besoins de sécurité de nos concitoyens. Le Conseil d’Etat sur des exemples de droit comparé tels qu’en Allemagne (à Berlin) et aux Pays-Bas où ces deux pays ont procédé à un réinvestissement de l’espace public.
Extrait de l’étude annuelle :
« Les actions entreprises à cet égard ces dernières années pour renforcer la visibilité et la présence des policiers nationaux sur la voie publique s’inscrivent dans ce cadre. La présence de policiers dans l’espace public à pied ou à vélo plutôt qu’en voiture est en effet de nature à rétablir une proximité bienvenue avec les habitants. Elle permet d’engager le contact, d’améliorer la connaissance réciproque des policiers et des habitants, de recueillir éventuellement des renseignements, et incidemment de préparer le terrain au travail d’intervention et d’investigation de la police nationale. C’est ce qui a présidé en 2018 à la mise en place des quartiers de reconquête républicaine, où plus d’un millier de postes ont été créés, tel que celui de Maubeuge dans le Nord. La réforme a consisté à affecter une partie de ces renforts dans des brigades spécialisées de terrain (BST) chargées de patrouiller dans les quartiers, autant que possible à pied, afin d’y d’établir les contacts avec la population et d’exercer une action de prévention ».
Penser le dernier kilomètre dès le premier : participation du public
Dès la conception d’une politique publique, soit dès son premier kilomètre, l’administration devrait « se mettre à hauteur d’usager, de chausser ses lunettes », si ce n’est faire participer le public à la conception des politiques publiques.
Le Conseil d’État revient notamment sur l’expérience de la Convention citoyenne pour le climat : « cet exercice a cependant génèré à son tour des critiques et des déceptions, notamment du fait de la reprise estimée insuffisante par certains de ses propositions à l’occasion du projet de loi Climat et résilience » (nos articles sur le sujet). Cette première expérience a débouché sur d’autres nationales (Convention citoyenne sur la fin de vie, le Conseil national de la refondation) et locales (par exemple la région Occitanie : pour relire notre article à ce sujet ou pour la ville de Clermont-Ferrand : pour relire notre article sur le sujet).
La participation du public peut prendre différentes formes : consultations publiques, budgets participatifs, concertations, enquête, référendums, centre de participation…
Achever la décentralisation ?
Et si la décentralisation était la clé de de l'aller vers ? Le Conseil d’État fait « le constat d’une “décentralisation inachevée” […] et appelle, si ce n’est une clarification des responsabilités, tout au moins un effort de coordination afin de mieux prendre en charge le dernier kilomètre ».
Cette décentralisation – si elle a été bénéfique pour renforcer la démocratie locale, rapprocher les politiques publiques de leurs cibles – s’est accompagnée d’une complexification de l’organisation territoriale, résumée par l’expression de « mille-feuille administratif ».
Celle-ci doit être simplifiée, et non complexifiée (comme en témoigne la loi du 21 février 2022 dite 3DS). Cette perspective n’est pas fantaisiste puisqu’Emmanuel Macron a ouvert la porte à trois reprises à une révision constitutionnelle, en l’espace de quelques jours, sur la Corse, sur le référendum et sur la décentralisation ; et est favorable à une nouvelle étape de cette décentralisation.